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AU PAYS DES PIERRES

grimpa rapidement, prête à jeter un cri de triomphe, et s’élança vers la pierre. Dans cette minute, elle haïssait André pour tout ce qui était arrivé ; elle voulait détruire en lui, d’un seul coup, toutes choses ; elle-même, la souffrance, l’amour, la vie. Elle voulait se venger sur lui de tout.

Elle se coucha sur la terre, elle appuya son épaule contre la pierre. Son cou tremblait. La sueur lui coulait dans les yeux et la pierre remua lentement : elle retomba, bougea de nouveau, et fit un tour avec un bruit flasque.

Jella glissa dans la boue. Elle s’écorcha l’épaule ; sa main saigna. Elle redoubla d’efforts en gémissant, et la pierre continua de rouler, puis retomba sur le rail avec un tintement étouffé. La femme s’affaissa avec elle, et, appuyée sur ses deux mains, demeura à genoux un moment. Sa tête se balança ; sa bouche s’entrouvrit. Il lui sembla entendre des pas. Pierre peut-être ? Elle n’en était pas sûre. Ce pouvait être aussi les battements de son cœur. Elle se mit debout d’un saut. Elle recommença de courir au milieu des rails, vers le tunnel.

Pierre la serrait de près, sans pouvoir l’atteindre ; il la suivait sans savoir lui-même pourquoi. Peut-être voulait-il la revoir encore une fois ; peut-être voulait-il lui pardonner. Hélas ! en la chassant, il avait chassé la vie. Il voulait rappeler la vie.

Lorsqu’il parvint jusqu’à la pierre, il fit un haut-le-corps. Il ne comprit pas tout de suite. Tout à l’heure, quand il était sorti, la voie était libre. Il se souvint. Il regarda les rails avec des yeux vitreux. Soudain il vit clair ; il comprit tout ; et eut la sensation que Jella avait ôté cette pierre de dessus sa poitrine. Il respira plus librement un instant ; puis sa gorge se resserra de nouveau. Il se pencha et contempla le précipice. « Tout croulera là dedans ! » Il se recula avec horreur. Il ne pouvait pas oser. Depuis vingt-sept ans, il surveillait la route des trains ! Et comme une pauvre machine qui ne peut même pas se rebeller dans son tourment, il empoigna le morceau de roche. Il le secoua, le poussa, lutta contre lui. À présent qu’il défendait le train, il était plus fort que lorsqu’il attaquait la femme.

La pierre se détacha lourdement du talus. Elle roula, en retentissant, dans l’abîme.

Jella courait toujours. Elle sautait avec sûreté, d’une traverse à l’autre. Elle s’élançait au-devant du train.