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l’interprétation de versailles

Ah ! ce bouquet de fleurs pour un seul frêle tronc,
Cinquante fleurs sur un rosier chétif et rond ;
Sous ce poids éperdu tout l’arbuste succombe
Comme la volupté nous courbe sur la tombe !

Écoutons le suprême salut d’un poète qui va mourir… La Grande Guerre éclate. Robert d’Humières, l’auteur du Désir aux Destinées, le traducteur de Rudyard Kipling, part rejoindre son escadron. Ses pressentiments ne le trompent pas : il sait qu’il sera tué quelques semaines plus tard. Sa dernière pensée lyrique est pour Versailles qu’il aime, et rien n’est plus émouvant que ce fier testament d’artiste…


L’ADIEU À VERSAILLES
i

J’emplis de vous mes yeux, marbres, eaux, nobles lignes
Menant à l’Infini le cortège royal
Des plus beaux de mes vœux, comme nagent vos cygnes
Vers la gloire où descend l’astre immémorial ;

J’emplis de vous ces yeux aveugles qu’un dieu rouvre,
Lumière, ombres, reflets, prisme agile, ors éteints
Des vieux plombs, lichens roux, du socle au tronc du rouvre
Nouant votre arabesque et scellant vos butins ;

Noirs bronzes avivés à la tempe ou la gorge
D’un diamant de jour ; pourpre éparse aux degrés
Tachant le marbre blond, feu transparu des forges
Du Cyclope dont la Vénus sourit auprès ;

J’abreuve en vous mes sens impénitents, royaumes
Des murmures profonds, des poignantes odeurs —
Buis, rose, orange, lys, trophée ardent d’arômes —
Doux râle d’eau captive, orgue des vents rôdeurs !

Vous aviez beau m’avoir, dès l’aube adolescente
Où j’épelais l’amour au flanc nu de vos dieux,
Soufflé dans mes cheveux de petit corybante
Vos grands apaisements miséricordieux,

Calmé tous mes tourments, rythmé tous mes délires,
Haussé divinement d’un geste jamais las
L’offrande de mon cœur infime entre vos lyres.
Je ne vous savais pas, je ne vous aimais pas !