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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

sans peine, multipliant les difficultés, s’enfonçant volontiers dans l’inextricable, tâchant de hausser sa pensée à la richesse de la nature, cherchant des formules et les rejetant, changeant ses mots de peur d’en être dupe, et surtout multipliant les exemples concrets ; voulant tout dire à la fois, parce que rien n’a de sens que par le tout ; défiant l’attention la plus vigoureuse et la plus désintéressée ; n’achevant pas une étude, parce qu’on ne peut rien terminer, et incapable par-dessus tout de donner, d’essayer même de donner, fût-ce du problème le plus simple et le mieux défini, une solution sans réserve[1]. Tel est l’exemple que Lagneau proposait à ses élèves. Et, dans un article sur Platon, il formulait courageusement, allant lui-même au-devant du reproche dont on l’a accablé toute sa vie, sa devise en ces termes : clarum per obscurius.

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Le corps est ici opposé à la pensée non comme un monde à un autre, mais comme une méthode à une autre. Concevoir le réel comme composé de la somme des corps, qui sont eux-mêmes la somme de leurs parties, et ainsi indéfiniment, c’est expliquer ce qui est présentement donné, c’est-à-dire le tout, par ce qui n’est pas actuellement réalisé, c’est-à-dire par les parties du tout considérées comme d’abord distinctes et ensuite réunies ; l’un, c’est-à-dire le tout, est donc à ce point de vue une résultante ; il est subordonné au multiple, c’est-à-dire que le plus clair est subordonné au plus obscur, et l’un à ce qui n’est pas un. Or ce n’est là qu’un ordre de dépendance apparent ; si le tout devait attendre, pour être, que toutes ses parties soient, il ne serait jamais. Il faut donc bien que le tout soit donné avant les parties, et le composé avant le composant ; et il faut ainsi un tout absolu de tout, antérieur à tout et condition de tout. Considérer le monde à ce point de vue, c’est analyser la pensée ; comprendre comment chaque partie suppose le tout, c’est comprendre le spirituel, ou, selon le langage d’Aristote, le rapport entre la puissance et l’acte. À un point de vue, une chose n’est que ce qu’elle est, c’est-à-dire ne dépend absolument, quant à son existence, que de l’existence des parties qui la composent ; c’est cette dépendance du tout par rapport aux parties que nous nous figurons par la juxta-

  1. De temps en temps revenait en formules magnifiques l’affirmation de l’unité, de la nécessité, de l’universalité de la Nature Pensante ; formules où l’on eût vu sans doute son système, et qui n’étaient en réalité que le rappel, d’une idée directrice dont il fallait sans cesse vérifier la valeur.