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E. CHARTIER.COMMENTAIRE AUX FRAGMENTS DE J. LAGNEAU.

sois réveillé par trois coups frappés, sans doute ces trois bruits ne se réduisent pas pour moi à la pure sensation de bruit trois fois éprouvée, sans quoi je n’en aurais aucune connaissance ; il y a déjà perception ; c’est-à-dire localisation vague et instinctive hors de mon corps et d’un certain côté mais pour que la perception soit complète, il faut que je m’arrête à quelque conclusion précise et satisfaisante sur l’objet qui est cause de ce bruit ; je cherche s’il résulte d’une fenêtre, d’une porte, d’un meuble, ou des mouvements de quelque voisin ; ou de l’introduction d’un voleur ; ces hypothèses je les abandonne successivement, si du moins j’ai toute ma lucidité d’esprit (car si j’avais l’esprit malade ou appesanti par le sommeil, il pourrait m’arriver de m’arrêter à une hypothèse peu satisfaisante, et la représentation de cette hypothèse serait un rêve ou une hallucination) ; – je les abandonne parce qu’elles n’expliquent pas tous les cas, par exemple que le bruit continue malgré ma présence, et sans que mes yeux perçoivent aucun mouvement corrélatif. Si l’une de ces hypothèses est satisfaisante dans tous les cas que j’examine, je m’y arrête, et, de par mon acte de juger, cette image devient un objet. L’étendue est une hypothèse destinée à expliquer de la façon la plus simple la liaison de nos sensations entre elles et la relation entre leurs changements, et les sensations qui nous font connaître nos propres mouvements ; l’étendue n’est en effet qu’un système de positions ; or connaître la position d’un objet ce n’est rien autre chose que savoir quels mouvements j’ai à faire pour l’atteindre, c’est-à-dire pour me donner des sensations déterminées que présentement je n’ai pas. Le mouvement est lui aussi une hypothèse destinée à expliquer le changement de position d’un objet ; en effet nous ne percevons jamais la continuité du mouvement ; mais, percevant les positions successives d’un objet, nous les concevons comme des intermédiaires par rapport à une action, c’est-à-dire à quelque chose de continu, qui relie les positions extrêmes les unes aux autres ; connaître un mouvement, ce n’est rien autre chose qu’affirmer la persistance d’une direction du mouvement, ou, si l’on veut, d’une idée directrice du mouvement ; il nous est impossible de concevoir un mouvement qui dure sans concevoir une direction permanente de ce mouvement ; et, puisque le mouvement n’est jamais à aucun de ses moments, il n’y a de réel en lui que son idée, c’est-à-dire l’affirmation de sa nécessité. Par suite, dire que l’étendue existe, que le mouvement existe ; c’est ne rien dire d’intelligible. En