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E. CHARTIER.COMMENTAIRE AUX FRAGMENTS DE J. LAGNEAU.

sa propre existence, c’est-à-dire la connaissance confuse d’une unité dont la raison d’être est implicite, c’est-à-dire cachée. Du reste l’existence du moi est absurde et impossible aussi en ce sens qu’elle suppose, puisque le moi n’est pas tout l’être, une multiplicité d’êtres or l’être est un.

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Nous désirons que les jeunes esprits, qui se sentent portés vers la philosophie, et qui manquent d’une direction éclairée, méditent ce fragment jusqu’à ce qu’ils en comprennent la vérité, sans se laisser arrêter par le caractère paradoxal des idées qui y sont résumées.

La science, au sens le plus général du mot, ce que Lagneau appelle ici la réflexion (et non l’analyse réflexive, dont il n’est pas question dans ce fragment), consiste à remplacer l’étude des faits concrets, infiniment complexes, et tels qu’aucun d’eux n’est identique à aucun autre, par l’étude de faits plus simples, construits par nous, dont nous sommes en mesure de, donner la description complète, dont nous pouvons créer autant d’exemplaires que nous voulons, et dont nous connaissons entièrement le contenu ; ces faits abstraits ont de plus l’avantage d’être soustraits au changement, c’est-à-dire de ne changer que lorsque nous le voulons, et dans la mesure où nous le voulons. Par exemple la surface d’une table, voilà un fait concret ; aucune partie de cette surface, si petite qu’on la prenne, n’est régulière ; aucune ne peut coïncider avec aucune autre ; de même les limites de cette surface sont des lignes qui, si parfaites qu’elles semblent à l’œil nu, apparaissent à la loupe ou, en tout cas, au microscope, comme infiniment sinueuses, et comme n’étant identiques à elles-mêmes dans aucun intervalle, si petit qu’il soit. Par suite, la description de cette table, parce qu’elle comporte une infinité d’éléments, ne saurait être achevée ; par, suite, et à bien plus forte raison, aucune autre table ne sera identique à celle-là. Considérons maintenant un rectangle : voilà un fait idéal, abstrait, universel. Des lignes identiques à elles-mêmes dans toutes leurs parties enferment, dans des conditions déterminées, une surface dont toutes les parties sont superposables les unes aux autres, ou, si l’on veut, dont on peut transposer n’importe comment les parties sans que la nature du rectangle soit modifiée. Et tels sont les faits que le savant étudie, autrement sa science se bornerait à une description impossible à terminer, et toute application d’une connaissance quelconque lui serait interdite, puisque rien n’est identique à rien. Ces raisons