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E. CHARTIER.COMMENTAIRE AUX FRAGMENTS DE J. LAGNEAU.

j’aurais à faire pour le voir, le flairer, le goûter, entendre le bruit qu’il peut faire, ou le toucher avec une autre partie de mon corps que celle qui le touche en ce moment. L’image d’un objet, à quelque sens qu’elle soit due, n’est pas autre chose que là connaissance d’une position ; Lagneau disait : « La localisation est l’acte créateur de l’étendue : connaître les objets, c’est leur assigner des places » ; or la connaissance d’une position n’est que la connaissance des mouvements que j’ai à faire pour atteindre l’objet qui occupe cette position. Si la notion de position n’était pas cela, elle ne serait rien. En effet, ce que je perçois actuellement, en tant que je le perçois actuellement, ne saurait être considéré comme ayant une position pour moi, c’est-à-dire comme étant déterminé par des directions et des distances, puisque, en tant qu’il est perçu actuellement, il est à une distance nulle. On voit par là que position, distance, direction sont des notions ou idées, et non point des faits ce sont des « abstractions du mouvement », ainsi que Lagneau le dit dans le fragment 50 : (L’espace est une abstraction du mouvement) ; cela veut dire que ce sont des représentations d’une loi qui unit nos sensations à nos mouvements. De plus cette loi est nécessaire ; il faut entendre par là que cette loi est conçue non pas d’après des expériences accumulées, mais conformément à la nature nécessaire, et par conséquent universelle, de la pensée. Les cinq sens nous donnent, pour chaque objet, cinq images ; or on peut supposer que l’expérience manifeste entre les cinq images d’un même objet, et notamment entre son image visuelle et son image tactile, des relations aussi constantes et aussi précises que l’on voudra ; par exemple que tel aspect dans l’image visuelle corresponde toujours à telle résistance ou à tel poids dans l’image tactile. Mais on n’expliquera jamais par l’expérience comment les cinq images ainsi liées entre elles sont considérées comme appartenant à un seul et même objet : l’unité de l’objet ne peut être que conçue, et non perçue, au sens vulgaire du mot, puisqu’un sens ne connaît pas ce que connaissent les autres sens. Donc nous n’expliquons la liaison de nos sensations d’un sens à l’autre par l’affirmation de l’unité de l’objet qu’en vertu de cette loi fondamentale de la pensée que l’unité vaut mieux que la multiplicité. D’où il suit que percevoir c’est nécessairement aussi concevoir, et que le jugement, où synthèse du multiple en un tout, est aussi nécessaire dans la perception que dans les recherches scientifiques ou philosophiques.