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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

ordre spécial qui est l’ordre du temps. C’est l’ordre même de l’espace qui peut être considéré comme un ordre de temps. À quelles conditions ? Il suffit pour cela que nous ayons la volonté déterminée de nous servir de l’ordre de l’espace, c’est-à-dire d’atteindre un objet, connaissant sa position et la distance qui nous sépare de lui. Alors nous concevons non plus que nous sommes maîtres de nos sensations, mais au contraire que nous dépendons d’elles, puisque nous devons, pour atteindre l’objet voulu, subir les sensations intermédiaires non voulues. Il est remarquable que l’ordre des choses est à la fois un secours et un obstacle, et que les intermédiaires sont à la fois une garantie et une cause de souffrance ; tout dépend du point de vue auquel nous les considérons. Si je dis « je puis aller à Paris » je connais Paris dans l’espace, c’est-à-dire que je me représente un ordre fixe de sensations au terme duquel je suis assuré de trouver Paris. Si maintenant je dis « je veux aller à Paris », immédiatement ce même ordre fixe de sensations m’apparaît comme un obstacle. Dans le premier cas je pense à ma puissance ; dans le second à mon impuissance. Et l’on voit par là que le temps n’est distinct de l’espace que par rapport à ma volonté. Lagneau dit ailleurs (50) que connaître le temps c’est connaître nos actions comme déterminées par nos sensations, c’est-à-dire comme soumises à l’ordre fixe de nos sensations ; qu’au contraire connaître l’espace c’est connaître nos sensations comme déterminées par nos actions. Ces formules frappantes sont assurément obscures par elles-mêmes ; mais Lagneau les expliquait, ou, plus exactement, ces formules n’étaient dans son enseignement que la conclusion d’une longue analyse, dont malheureusement ses manuscrits ne conservent aucune trace.

Quoi qu’il en soit, il est important de ne pas oublier que le temps est une manière de considérer l’espace, et que l’élément caractéristique du temps est un jugement conscient et réfléchi par lequel nous nous représentons une action comme devant être faite. Le temps à venir étant ainsi considéré, il devient facile d’expliquer l’ordre irréversible qui caractérise le temps passé et le distingue de ce qu’on peut appeler l’espace passé ; l’ordre irréversible d’après lequel un souvenir est avant un autre et après un autre peut être rattaché à l’antériorité nécessaire du vouloir par rapport à l’action. Une théorie vraiment philosophique de l’idée du Moi pourrait être tirée de cette considération du temps réel comme constitué par des jugements dépendant les uns des autres suivant un ordre irréversible, par