Page:Revue de métaphysique et de morale, supplément 4, 1914.djvu/19

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absolue est donnée ; dès le premier moment, mon centre fini est transcendé. Le moi et le monde sont des abstractions. Il y a réalité quand l’un de ces deux aspects reconstitue l’autre.

On aboutirait aux mêmes idées en étudiant le fait du jugement. La forme d’union qui donnerait au jugement le caractère qualitatif que nous désirons doit se trouver de l’autre côté de jugement et de l’intelligence. En effet, l’objet et le sujet du jugement sont chacun moins que l’univers et tout l’univers ; aucun jugement ne se suffit à lui-même et tout jugement se suffit à lui-même. Il faut donc pour comprendre le jugement écarter l’idée d’un moi réel. Dans le centre fini, la réalité tout entière est présente. — Qu’est dans cette théorie l’élément subjectif ? Il est ce qui ne compte pas ; mais cette notion est identique aux idées incompréhensibles de centre fini, d’extériorité et de temps ; elle est donc incompréhensible.

L’apparence, la vérité et l’erreur, n’existent que dans le monde des relations ; mais finalement nous ne pouvons rien dire sur les rapports de la vérité et de la réalité ; car ces deux termes s’impliquent l’un l’autre.

Telle est la doctrine centrale de la métaphysique de Bradley. Cet exposé ne constitue pas tout le livre. Nous n’avons pas mis en lumière toutes les idées contenues dans cette œuvre si riche : théorie de l’imaginaire et des mondes imaginaires, des rapports du pratique et du non-pratique, du critérium de la vérité, de la foi, de la valeur, de l’idée générale. Mais on peut voir, par ce que nous avons dit, comment pragmatisme, bergsonisme, hégélianisme, théorie de la satisfaction, de l’espérance immédiate, de l’idée, s’unissent dans cette philosophie, transformés et peut-être dépassés.

L’absolutisme, dit M. Bradley, est une « hard doctrine ». Et ce qu’il y a de plus beau peut-être dans l’absolutisme tel qu’il l’expose, c’est en effet qu’il est une philosophie héroïque. Mais reste-t-il toujours cette philosophie de l’effort intellectuel qu’il veut être ? On peut se demander si M. Bradley a prouvé cette théorie réaliste suivant laquelle toute idée s’applique à une réalité, s’il n’y a pas là seulement une façon de se représenter l’imaginaire et de traduire l’idée de valeur, représentation qui arrive à nier l’imaginaire, traduction qui laisse s’évanouir l’idée de valeur. M. Bradley nie l’existence d’idées flottantes (et il entend par là tantôt que toute idée qualifie une réalité, tantôt que toute idée est sentie par un centre réel) : la valeur ne pourrait-elle pourtant pas être une idée flottante, précisément, qui vient se poser sur telle ou telle chose, qui vient dans tel ou tel esprit — mais dont l’essence, indéfinissable, est précisément de flotter au-dessus de la chose et de l’esprit ? De ce réalisme de M. Bradley dépend, semble-t-il, la façon dont il nie la primauté du vouloir : le vouloir n’étant pour lui qu’un passage de l’idée à l’existence.

La vérité devient, pour M. Bradley, essentiellement relative ; il semble que les vérités doivent être contenues, absorbées, dans la réalité totale et harmonieuse. Mais toute affirmation de valeur, tout jugement, n’est-il pas la négation de la réalité totale ? Et ne peut-on penser qu’il y a plus dans les centres finis et les jugements absolus que dans cette réalité où ils sont transfigurés ? Est-il sur qu’ils peuvent être transformés sans perdre ce qui faisait leur nature ?

Ce qu’il y a d’intérieur en chacun de nous disparaît finalement pour M. Bradley. « Rien n’est, au fond, purement et simplement privé. — L’idée d’une profondeur intérieure d’où la Réalité Unique est exclue, n’est-ce pas là la création de fausses conceptions tout intellectuelles ? » — De même qu’il n’y a plus d’intérieur, il n’y a plus de contradiction ni de négation, tout jugement est pour M. Bradley, comme pour les éclectiques, vrai dans ce qu’il affirme, faux dans ce qu’il nie ; de la réalité, on ne peut rien nier ; et en effet, ce qu’on nie doit être compris dans la réalité, dans une réalité supérieure. Mais cette réalité n’est-elle pas une réalité plus pâle que la réalité vraie ? Qui dit que ce soit la réalité la plus vaste qui soit la plus vraie, et non la plus vive ou la plus profonde ? Toute contradiction, dit encore M. Bradley, implique l’union réelle des contraires. Mais cette observation fait-elle évanouir la contradiction ? Elle l’affirme plutôt ; et il faut que la contradiction soit dans l’absolu préservée dans sa pureté. Il n’y a plus dans l’Univers, dit M. Bradley, de détail autonome et d’élément qui se suffise à lui-même ; c’est là que nous saisissons l’essence de la transformation qui est au fond négation de ce qu’elle transforme. Cette liberté relative des choses subordonnées au tout ne leur suffit peut-être pas pour qu’elles continuent à vivre réellement. Leur vie, leur lutte semble d’ailleurs inutile, si comme le dit M. Bradley, l’absolu est là, et s’il assure la victoire du bien.

A ces objections qui portent sur le réalisme et sur le monisme de M. Bradley,