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E. CHARTIER.SUR LES PERCEPTIONS DU TOUCHER..

laires puissent nous donner la connaissance immédiate de notre mouvement et de sa direction. Il faudra toujours que nous apprenions à interpréter les sensations musculaires, si nous en avons, comme nous apprendrions à interpréter d’autres sensations constamment liées à nos mouvements. Qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas de sens musculaire, la théorie de la perception est la même. Il faut, pour qu’une perception soit possible, que nous éprouvions, en dehors des sensations qui nous viennent des objets, des sensations qui nous viennent de notre corps. Ce que sont ces sensations, cela importe peu, et il est possible qu’elles ne soient pas les mêmes pour tous les hommes ; l’important c’est qu’ils en fassent tous le même usage[1].

Percevoir, cela suppose que l’on distingue, dans toutes les sensations possibles, un réseau de sensations à peu près invariables que nous pouvons toujours nous donner dans toutes les circonstances. Avoir un corps c’est pouvoir cela ; c’est avoir toujours à sa portée certaines sensations ; percevoir son propre corps, c’est réveiller ces sensations en esquissant tous les mouvements possibles du corps. C’est en ajustant de telles séries constantes à d’autres séries variables que nous pouvons former la notion des corps extérieurs, et reconnaître leur position et leur forme.

Prenant donc pour accordé que nous éprouvons des sensations de mouvement, quelles qu’elles soient, nous avons à nous demander dans quel ordre il est vraisemblable qu’un individu supposé réduit au seul toucher pourrait acquérir les diverses connaissances dont se compose notre notion du monde tactile.

L’étude des conditions générales de la perception permet de com-

  1. Ce qui vient d’être dit s’applique à toutes les questions philosophiques dans lesquelles on doit tenir compte de la structure et des fonctions du corps. La manière dont, en fait, est réalisée l’union de toutes les parties du corps humain, comme aussi de leurs modifications et de leurs réactions, importe peu, et on la connaîtrait parfaitement qu’on ne serait pas, pour cela, plus avancé dans la théorie. L’on a assez dit, après Leibnitz, que si l’on entrait dans le cerveau comme dans un moulin et si l’on y voyait distinctement les cellules, les parties des cellules, et les mouvements de tout cela, on ne comprendrait pas encore ce que c’est que perception et mémoire ; on l’a assez dit, mais on n’y a certainement pas fait réflexion comme il fallait. La véritable fonction du cerveau et du corps ne consiste point dans les mouvements dont, en fait, ils sont le siège, mais dans les relations nécessaires dont ils sont la condition, et ces relations ne peuvent être découvertes que par la réflexion. Qu’après cela les mouvements soient de l’espèce physique ou de l’espèce chimique, que les transmissions soient rapides ou lentes, qu’elles suivent des conducteurs continus ou des chaînes d’éléments distincts qui se réveillent de proche en proche, cela n’a pas d’intérêt, car cela dépend d’un nombre infini de causes que nous ne connaîtrons jamais. Spinoza en savait assez sur la nature du corps humain.