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REVUE. — CHRONIQUE.


LES MORTS BIZARRES,
PAR M. E. LEGOUVÉ.[1]


Ne me parlez pas de l’hérédité de la gloire et de l’illustration ; j’accepterai sans répugnance toutes les hérédités que vous voudrez, celles de la royauté, de la pairie, de la magistrature, telle autre même qu’il vous plaira d’inventer. Quant à la gloire et au génie, respectez-les, je vous en prie, et ne tentez pas de les soumettre aux lois vulgaires qui gouvernent la société civile. Instituez des dynasties, fondez des pépinières de législateurs, donnez les tribunaux en patrimoine à quelques familles privilégiées ; je laisse à d’autres le soin de blâmer et de plaindre de pareils désastres. Mais pour ma part je proteste, en ce qui concerne l’art et la poésie, contre le vieil adage qui traîne depuis quelques siècles dans toutes les syntaxes : tel père, tel fils.

Voyez les Vernet ! Ils se sont transmis régulièrement et immuablement l’héritage de leur talent, depuis Joseph jusqu’à Horace, nous avons eu des marines, des chasses et des batailles ! À la bonne heure ; mais entre tous les trois, en est-il un seul qui puisse prétendre au génie ? De bonne foi, je ne le crois pas. Le savoir de la famille est une véritable profession qui s’étudie, s’apprend et se pratique, la persévérance aidant, voilà tout.

Mais après Britannicus et Phèdre nous avons eu le poème de la Grâce. Voltaire a laissé plusieurs douzaines d’enfans, et nous n’avons qu’un Zadig.

J’invoquerais au besoin le témoignage des physiologistes, si mes négations n’emportaient pas avec elles une part suffisante d’évidence et d’authenticité. Ouvrez Haller ou Magendie, Chaussier ou Bichat, Meckel ou Gall, et vous ne tarderez pas à vous convaincre, par d’excellentes raisons, que, dans la plupart des cas, il y a cent contre un à parier que le fils d’un homme du premier ordre sera un homme médiocre.

Je l’avouerai donc sans détour et sans feinte ; en ouvrant les Morts bizarres de M. Ernest Legouvé, j’étais désagréablement préoccupé des idées que je viens d’indiquer. La réputation, si populaire il y a quelque vingt ans, du Mérite des femmes, que je ne veux pas juger en ce moment, m’inspirait une répugnance réelle et facile à concevoir. Bien que je sois loin d’attribuer un haut mérite à la mort d’Henri iv, non plus qu’à l’espèce de tragédie élégiaque qui s’appelle Epicharis et Néron, je ne pouvais toutefois me défendre d’une réflexion pénible. Je suis assuré, me disais-je, de rencontrer dès les premières pages une servile imitation de la versification de feu Legouvé, d’amoureuse mémoire. J’aurai pour me récréer l’éternel et monotone balancement de l’hémistiche et de la période ; je me rappelais le début du poème qui a valu au chantre des femmes un si ra-

  1. 1 volume in-18 chez Fournier, rue de Seine.