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Page:Revue des Deux Mondes - 1832 - tome 5.djvu/653

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REVUE DES DEUX MONDES.

pide empressement, et qui ne ressemble pas mal à l’exorde épique indiqué par Boileau :

Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre.

Ajoutez à ces préventions bien naturelles que M. Ernest Legouvé a eu le malheur d’être couronné par l’Académie, et aujourd’hui l’Académie malgré les quelques noms illustres qui figurent sur ses registres, mais qui siègent rarement, ne vaut pas même un couplet. Elle est condamnée à mourir d’impuissance et d’oubli.

J’ai donc lu les Morts bizarres avec la plus grande attention. La pièce couronnée, l’Invention de l’imprimerie, justifie malheureusement toutes mes critiques anticipées. C’est la plus faible du volume, c’est, à s’y méprendre, le nombre académique du Mérite des femmes, une sorte de moyenne proportionnelle entre Esmenard et Baour-Lormian. Je n’aime pas la mort de Charles-Quint, ni celle du duc de Clarence. Ces deux poèmes, qui ne sont précisément ni des drames, ni des odes, laissent dans l’esprit une impression vague et incomplète. Je ne parle pas du choix des sujets ; car sans nul doute une exécution plus hardie et plus pleine absoudrait la pensée de l’auteur.

J’ai distingué deux morceaux qui présagent un meilleur avenir, un travail plus large et plus délicat, une intelligence plus fine de la poésie, une plus savante initiation aux secrets de l’art. Phalère et la première partie de Pompéi, révèlent dans M. Ernest Legouvé le goût du recueillement et de la rêverie, sans lesquels il n’y a pas de poésie chaste et vraie. Je blâmerai dans Phalère quelques plaisanteries de mauvais goût et vulgaires, et aussi plusieurs anachronismes. J’aime la comparaison de Desdemona et de Pompéi, du Vésuve et d’Othello. Les sixains où se développe cette similitude valent mieux que tout le reste du recueil. La suite de la pièce contient quelques pages assez vives et assez tristes, qui tiennent bien au sujet. Mais il est impardonnable, en 1832, après les travaux rhythmiques d’André Chénier, de Victor Hugo, Lamartine, Alfred de Vigny et Sainte-Beuve, de faire encore des vers libres, de ceux qu’on appelait aux temps de l’abbé Delille dithyrambiques, et sous Dorat, de la poésie fugitive. Le vers libre est tellement impossible aujourd’hui, que si Lafontaine revenait, il ne pourrait pas se le permettre.

En résumé les Morts bizarres indiquent un esprit timide et consciencieux. Ce qui manque, c’est le souffle et l’essor. Mais il y a parfois un grand bonheur d’expression, concise et compréhensive, où la pensée est habilement et solidement sortie. Nous conseillons à M. Legouvé de s’essayer dans l’ode ou l’élégie, pour apprendre et pratiquer le rythme et le nombre qui nous sont venus de Pindare et de Sapho, par l’entremise d’Horace, de Ronsard et de Baif, et que tout récemment la nouvelle école poétique a remis en honneur ; ou, si l’ode et l’élégie ne lui suffisent pas, qu’il tente le récit ou l’action, le poème ou le drame, et qu’il se contraigne aux vers familiers, trop rares dans son volume.