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Page:Revue des Deux Mondes - 1832 - tome 6.djvu/211

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BRAUNSBERG LE CHARBONNIER.

dant je tiens à la vie ; je ne voudrais pas mourir. Dans ce peu de temps que mon destin me laisse, je peux épuiser tous les plaisirs, tous les bonheurs que l’homme peut goûter sur la terre. Mais alors je n’ai qu’une année à vivre, peut-être moins. J’ai choisi cependant ce dernier parti. Tous les secrets de la médecine je les emploie, non pas à prolonger mes jours, mais à les soutenir jusqu’à ce terme fatal. Je veux user plus de sensations dans cette année qu’aucun homme n’en éprouva jamais dans une vie longue, heureuse et bien remplie. Je prends sur la nuit pour ajouter au jour ; je dors vite. Mes moindres volontés sont exécutées aussitôt que formées ; et pourtant je ne puis être heureux ni content, parce que le pressentiment de ma fin prochaine empoisonne toute mon existence. Voyez ce calendrier, un seul mois en est effacé. Onze mois me restent encore, onze mois, c’est bien peu de temps, n’est-ce pas ? Je hais les hommes, M. Vilshofen, je hais le genre humain, vous comprenez que je ne puis l’aimer. Je veux me convaincre de son néant, de ses misérables vanités ; je voudrais pouvoir ne le pas regretter quand viendra mon heure fatale. Pourquoi donc cette heure ne la vois-je pas arriver sans frémir. Chaque tour de l’aiguille sur le cadran de cette pendule, c’est un coup de poignard qui m’entre lentement jusqu’au fond du cœur. Il faut que je supprime les pendules. Mais le soleil ? Oh !… je donnerais des millions pour un jour de vrai bonheur exempt d’inquiétudes et de tourmens ! Tenez, je voudrais être un manœuvre, un laquais, je voudrais retourner dans mon grenier de Spa, et m’appeler encore le charbonnier Braunsberg. Vous me croyez fou, n’est-ce pas ? C’est que vous ne pouvez comprendre mon supplice. Savoir d’avance le jour et l’heure de sa mort, mon Dieu ! c’est mourir chaque jour et à toute heure. Vous ne me plaignez pas peut-être, et vous plaignez le malheureux qui marche à la potence ou à la guillotine ! Je suis bien plus misérable que lui, moi ; je fais chaque jour ce qu’il ne fait qu’une fois dans sa vie. Je marche à la mort par étapes. Mon Dieu ! et personne qui ait pour moi de la pitié !

Et le baron prit sa tête hâve dans ses deux mains. Six heures, dit-il en regardant la pendule. À table !