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HOMMES D’ÉTAT DE LA FRANCE.

franchissement. Depuis que Billaud-Varennes, Collot d’Herbois, Barrère et tous les tigres de la cour de Robespierre avaient été enchaînés ; que partout le buste de Rousseau avait remplacé sur les édifices celui de Marat, dont les restes avaient été jetés, comme de vils immondices, hors des portes du Panthéon, les fêtes, les plaisirs, les arts et le luxe avaient reparu. Quelle joie, pour une âme vive et impétueuse, de se trouver au milieu de ces jeunes généraux, qui avaient fait de si grandes choses, de ces femmes qui ne voulaient plus d’autre distinction que l’esprit et la beauté, de vivre au milieu de cette foule brillante où se croisaient l’énergie et la nonchalance, où le voluptueux costume grec, dévoilant hardiment les formes, se mariait au frac sévère et modeste des camps de la Convention ! Quelle joie pour un homme qui venait de s’échapper des galas de la noblesse immédiate de l’empire ! De quelles couleurs ne peignait-il pas le noble loisir qu’il se promettait au milieu de ce peuple resté si fier et redevenu si doux ! Avec quelle impatience il voyait arriver les heures riantes qui l’attendaient dans les salons, déjà si illustrés, de madame Tallien, chez madame Beauharnais et près de madame de Staël !

En entrant dans cette ville calme et régénérée, le jeune Benjamin Constant vit d’abord une charrette sur laquelle se trouvaient vingt gendarmes qu’on traînait au supplice. C’étaient les anciens sbires de la cohorte de Fouquier-Tainville, qui s’étaient rangés avec les insurgés du 1er prairial. Des jeunes gens de bonne mine parcouraient les rues, armés de sabres et de piques, et poussaient devant eux des ouvriers qui avaient pris part à l’attaque de la Convention. On ramenait des canons que le général Menou avait repris au faubourg Saint-Antoine, en menaçant de le bombarder. Paris offrait l’aspect d’un lendemain de bataille. Encore saisi de ce spectacle inattendu, Benjamin Constant apprit que deux jours auparavant, les portes de la Convention avaient été enfoncées par une populace ivre, qui feignait d’être affamée ; que les tricoteuses de 93 avaient escaladé les tribunes d’où elles avaient été chassées à la mort de Robespierre, et que pendant douze mortelles heures, la représentation nationale était demeurée sous le fer des piques et avait été livrée aux insultes de ces assassins. Jamais à l’époque de la terreur la plus grande, une aussi sanglante orgie n’avait souillé la