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LUCRÈCE BORGIA.

France des principautés d’Italie, proposer au duc de Ferrare l’alternative de perdre son duché ou de lui rendre Gennaro ?

Alphonse d’Est, s’il a vu le baiser de Venise, ne devrait pas attendre une nouvelle insulte pour châtier l’amant de sa femme ; il ne devrait pas attendre que Lucrèce demande la tête de Gennaro pour commander au bourreau d’affiler son épée. Au lieu de perdre son temps à décrire les panneaux et les portraits de son palais, comme un archéologue, il devrait dire à Gennaro : Tu vas mourir, parce que ma femme est ta maîtresse, et à Rustighello : Tue-le, parce que je le veux.

Mais est-il croyable qu’un duc de Ferrare aille la nuit, avec un misérable bravo, épier le passage d’un homme qu’il avait entre ses mains, et dont la tête pouvait tomber devant un signe de ses yeux ? Un tel roman n’est-il pas par trop romanesque ?

La comtesse Negroni n’est-elle pas très inutile et nuisible peut-être à l’accomplissement de la vengeance de Lucrèce ? Est-il naturel de penser qu’une femme du sang des Borgia se confiera à d’autres mains que les siennes pour laver l’injure qu’elle a reçue ? Ne doit-elle pas craindre qu’il ne se trouve parmi les seigneurs vénitiens un homme assez beau, assez jeune, ou assez adroit pour surprendre dans le lit de la Negroni, entre deux caresses, le secret du crime projeté ?

Et quand le poignard de Gennaro est levé sur Lucrèce, pourquoi puériliser l’horreur, pourquoi prolonger mesquinement l’effroi d’une pareille scène, en jetant dans les ténèbres quelques lueurs trompeuses, au lieu d’éclairer la nuit d’une lumière éclatante et soudaine, mais complète, irrévocable ? Pourquoi laisser croire à Gennaro que Lucrèce est sa tante ? Un pareil artifice convient-il bien à la dignité de la poésie ? Je ne le crois pas.

Il est donc arrivé que l’action et les caractères manquent de vraisemblance et de vie réelle, parce que le poète n’a pas voulu les déduire de la donnée psychologique. — Le style de Lucrèce Borgia traduit et résume avec une sincérité merveilleuse les défauts et les qualités du poème dramatique. Dans la dernière scène du premier acte, dans l’entrevue d’Alphonse avec la duchesse, et dans la lutte désespérée de Gennaro avec sa mère, il reproduit avec une grande précision la grandeur et l’emphase de la pensée. Il se montre tour à