en marche, mesurant déjà le drap et le velours des marchands et la longueur de leurs piques. Leur surprise fut grande, en arrivant, d’être reçus à coups de mitraille, et ils repartirent plus vite qu’ils n’étaient venus.
« Et nos hommes de l’escalade, qu’est-ce qui arriva d’eux ? Chassés de rue en rue, poursuivis l’épée dans les reins, ils accouraient à leurs échelles, et ne les trouvant plus ; ils sautaient du haut de la muraille, se tuaient ou s’estropiaient en tombant ; près de deux cents restèrent morts, et il y en eut treize de pris ; on les jugea comme voleurs de nuit, et non comme prisonniers de guerre : ils furent pendus sur le boulevard qu’ils avaient escaladé. »
— Bien ! ma fille, dit M. Necker, très bien, et la république vous doit un brevet d’historiographe. Pourtant, à votre place, j’aurais un peu moins parlé des péchés du duc de Savoie, et un peu plus de ses intelligences présumées avec le syndic de la garde, chef de toutes les forces de la ville ; j’aurais dit aussi que le peuple était fort monté contre ses magistrats, et qu’il allait se soulever, lorsque l’exécution des treize fit diversion à sa colère ; chacun y courut et revint satisfait. Mais c’est là de l’histoire politique, et je comprends que vous n’en fassiez pas.
— Mon cher confrère, dit d’Alembert en s’adressant à Marmontel, est-ce qu’il n’y aurait pas là de quoi faire une bonne tragédie ?
Avant que l’académicien eût eu le temps de répondre, la petite Necker, animée par le succès, s’écria : — Une tragédie ? Ah ! oui, j’en ferai une là-dessus, et pas plus tard que demain ; au lieu de mon papier blanc pour découper les figures, j’en prendrai du noir à cause de la nuit, et je n’aurai plus que les paroles à trouver : c’est la moindre des choses.
La compagnie ne put s’empêcher de rire. — Eh bien ! Marmontel, reprit d’Alembert, êtes-vous de l’avis de mademoiselle Louise, Croyez-vous que la chose irait d’elle-même ?
— Non, ma foi, et je tiendrais les figures, c’est-à-dire le plan et les caractères, que je serais encore fort inquiet des paroles. Dans un sujet si près de nous par l’époque et par les mœurs, avec des personnages qui parlaient notre langue, je voudrais descendre un peu des hauteurs de la direction tragique, me faire un style souple, aisé,