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HISTOIRE ET PHILOSOPHIE DE L’ART.

est vrai qu’il emporte avec lui la meilleure partie de moi-même et tout ce qui me reste n’est plus que misère et que peine. Je me recommande à vous. »

N’y a-t-il pas dans la pieuse tendresse qui éclate à chaque ligne de cette lettre une réponse victorieuse à ceux qui ont accusé Michel-Ange d’égoïsme et d’insociabilité ? Faut-il s’étonner s’il répugnait le plus souvent aux frivoles causeries et aux bourdonnemens tumultueux qui, de son temps comme aujourd’hui, s’appelaient le monde ?

La société habituelle de Michel-Ange, c’était le souvenir des ouvrages qu’il venait d’achever, l’espérance ardente, la conscience anticipée de ceux qu’il rêvait et qu’il commencerait le lendemain. Dans le livre de sa vie, les feuillets où il n’a pas inscrit glorieusement son nom sont rares et peuvent se compter. Le seul amour humain qui l’ait distrait des créations de son génie, Vittoria, est enveloppé d’un voile mystérieux comme la Béatrice d’Alighieri. Et puis qui sait ? Pourquoi reculer devant une conjecture qui semble cruelle et qui n’est que vraie ? Peut-être a-t-il découvert dans ces larmes inconsolables qui suivent les grandes pertes des secrets que le bonheur ne lui eut jamais révélés ? Peut-être l’âpreté de la vie réelle l’a-t-elle forcé de s’élever plus haut et plus loin dans les régions de la pensée. — Il y a, je le sens, dans cette manière d’interpréter la douleur et de l’exploiter à son profit, un égoïsme affligeant et honteux aux yeux de la foule. Mais l’intelligence profonde et complète des pleurs qui ne tarissent pas n’a jamais dispensé les ames sérieuses de la sympathie et de la plainte. Il y a ce mois-ci deux cent soixante-dix ans que Michel-Ange est mort : l’homme est aujourd’hui ce qu’il était de son temps ; or, il faudrait avoir bien peu vécu pour n’avoir pas vérifié par soi-même sur ses amis les plus chers, sur les génies illustres qu’il nous a été donné d’approcher, cette loi sévère et inflexible dont je parlais tout-à-l’heure ; il faudrait avoir commencé d’hier à sentir et à comprendre pour ignorer comme se réalisent la plupart des révolutions de la pensée, pour ne pas entrevoir sous le voile des images dont le poète nous éblouit les poignantes douleurs dont l’homme se souvient ; sans Maria Chaworth, sans Béatrice, sans Vittoria Colonna, aurions-nous le Pélerinage, la Divine comédie, et le Jugement dernier ?