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Parlerons-nous de la démission de M. Dupont de l’Eure et de la lettre par laquelle il a annoncé cette résolution à la chambre des députés. Nous devons nous attendre à voir tous les vieux soutiens de la révolution de juillet se couvrir la tête de leur manteau en signe de désespoir, et peut-être aussi pour se dérober aux reproches de toute cette jeunesse ardente qui avait placé en eux son avenir. La situation de M. Laffitte et de M. Lafayette ne doit pas être moins insupportable que celle de M. Dupont de l’Eure. Il doit leur être bien pénible de se trouver chaque jour face à face de ce pouvoir qu’ils ont fait, et qui les a si cruellement déçus. Convenons-en, cette grande erreur qu’ils ont commise, les rend peu aptes à accomplir la mission politique qu’ils semblaient avoir reçue. C’est à d’autres qu’il est réservé de faire rentrer vigoureusement ce pouvoir dans ses voies, de le combattre avec succès dans les empiétemens qu’il a déjà commis et dans les usurpations plus grandes encore qu’il médite. La force ne suffira pas, il faudra encore de la sagesse et de l’habileté, et l’opposition aura à vaincre toutes les terreurs que sa queue, comme dit M. Viennet, a inspirées aux masses.

Il serait inutile de chercher les motifs qui ont porté M. Dupin à s’opposer à la lecture de la lettre de M. Dupont de l’Eure. M. Dupin se sent mal à l’aise devant la gauche, où il compte quelques rivaux qui offusquent sa vanité par leur talent et par le peu de cas qu’ils font de son caractère. La haine que M. Dupin éprouve pour les doctrinaires, qui la lui rendent bien, le met aussi dans un état d’hostilité presque permanent contre le ministère. M. Dupin emploie donc toutes les petites chicanes du barreau, familières à sa robe, pour dérouter les deux camps ; et, toutes les fois qu’il s’agit d’un principe, il échappe à tout le monde par quelque détour de palais. Le ministère de M. Dupin serait un ministère de réticences. Son abondante parole coulerait de source dans toutes les discussions peu décisives, mais le ministre disparaîtrait dans les grandes affaires, comme disparaît le procureur-général quand il faut se prononcer sur l’état de siége, sur l’interdiction de ses collègues du barreau, ou sur d’autres questions vitales. M. Dupin semble avoir pris Brougham pour modèle ; mais il lui ressemble à peu près comme lord Grey ressemble à Canning. Brougham a débuté dans la présidence de la chambre haute en se montrant partial et violent, en coupant brutalement la parole à l’orateur, en faisant des digressions, des distinctions que lui interdisait sa qualité de président ; mais il y avait du courage à Brougham à agir ainsi. Avocat parvenu, jeté au milieu des lords, Brougham luttait contre la puissante aristocratie anglaise dans son propre camp ; — il venait hardiment planter le drapeau de la réforme dans un lieu où ce seul mot excitait un frémissement de rage sur tous les bancs ; en un mot, il était là le courageux protecteur d’une minorité presque sans force. M. Dupin s’est fait au contraire le vaillant adversaire de la minorité, le courageux champion du pouvoir, dans une assemblée où le pouvoir dispose d’un parti immense, il brutalise la gauche au profit des centres ; et quand par hasard son humeur contre les doctrinaires l’emporte, ce n’est jamais que souterrainement qu’il l’exhale, et par les votes de ses affidés. On voit que M. Dupin a bien mal suivi son modèle, et qu’il se trouve deux hommes bien différens sous les robes des deux avocats qui président la chambre des lords et notre chambre des députés.

En ce moment, M. Guizot, M. de Broglie et leurs amis doctrinaires de la chambre, imitent aussi de Conrard le silence prudent. M. Guizot a failli perdre son portefeuille pour avoir trop parlé en faveur de la restauration ; M. de Broglie a failli perdre l’esprit pour un semblable excès de paroles ; il paraît que la leçon a été bonne, et qu’on ne se soucie pas