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REVUE DES DEUX MONDES.

FANTASIO.

Comment appelez-vous cette fleur-là, s’il vous plaît ?

ELSBETH.

Une tulipe. Que veux-tu prouver ?

FANTASIO.

Une tulipe rouge ou une tulipe bleue ?

ELSBETH.

Bleue, à ce qu’il me semble.

FANTASIO.

Point du tout, c’est une tulipe rouge.

ELSBETH.

Veux-tu mettre un habit neuf à une vieille sentence ? tu n’en as pas besoin pour dire que des goûts et des couleurs il n’en faut pas disputer.

FANTASIO.

Je ne dispute pas ; je vous dis que cette tulipe est une tulipe rouge, et cependant je conviens qu’elle est bleue.

ELSBETH.

Comment arranges-tu cela ?

FANTASIO.

Comme votre contrat de mariage. Qui peut savoir sous le soleil s’il est né bleu ou rouge ? les tulipes elles-mêmes n’en savent rien. Les jardiniers et les notaires font des greffes si extraordinaires, que les pommes deviennent des citrouilles, et que les chardons sortent de la mâchoire de l’âne pour s’inonder de sauce dans le plat d’argent d’un évêque. Cette tulipe que voilà s’attendait bien à être rouge ; mais on l’a mariée, elle est tout étonnée d’être bleue : c’est ainsi que le monde entier se métamorphose sous les mains de l’homme ; et la pauvre dame nature doit se rire parfois au nez de bon cœur, quand elle mire dans ses lacs et dans ses mers son éternelle mascarade. Croyez-vous que ça sentit la rose dans le paradis de Moïse ? ça ne sentait que le foin vert. La rose est fille de la civilisation ; c’est une marquise comme vous et moi.

ELSBETH.

La pâle fleur de l’aubépine peut devenir une rose, et un chardon peut devenir un artichaut ; mais une fleur ne peut en devenir une autre : ainsi qu’importe à la nature ? on ne la change pas, on l’em-