Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 4.djvu/118

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
114
REVUE DES DEUX MONDES.

menait avec impatience. C’était, de tous mes compagnons d’enfance, celui que j’aime le plus et qui me plaît le moins. Je l’avais toujours soupçonné de fatuité, défaut qui m’est insupportable ; mais sa fatuité me semblait si ingénieusement arrangée, si douce et si discrète, que je ne savais comment la blâmer. Puis, je dois l’avouer, il me paraissait toujours constamment satisfait, enivré de je ne sais quel bonheur qu’il prenait soin de cacher, et c’était à son bonheur, je crois, et non pas à lui, que j’en voulais. Il faisait de fréquens voyages, partait heureux, revenait heureux ; j’étais fatigué de la prospérité de cet homme.

Il m’aimait, je le savais, et j’avais eu souvent l’occasion d’éprouver son amitié ; il était amoureux, je le savais aussi, quoiqu’il ne m’en eût jamais parlé, et cependant il affectait de ne croire ni à l’amitié ni à l’amour. C’est un travers assez commun de nos jours, mais la raison de son incrédulité avait au moins le mérite d’être singulière. Il disait qu’une femme réellement aimée s’attache à détruire l’amitié dans le cœur où elle est maîtresse, et qu’un ami véritable ne peut supporter la domination d’une femme. L’homme ainsi ballotté finit, disait-il, par s’en tenir à des intimités et à des liaisons. Autrement la vie est impossible. Il me serait difficile de dire s’il parlait sérieusement, car il se faisait un devoir de plaisanter de tout, et d’éviter toute conversation sérieuse. Cependant il était capable de ressentir un grand chagrin. Il avait perdu, il y a quelques années, une personne qui lui était chère. Je lui vis alors une douleur profonde. J’ai tort de dire que je la vis, cette douleur, car il disparut, s’enferma pendant quelque temps, et revint avec l’air de sérénité qui lui était habituel. Quelquefois seulement, à la fin de nos longues soirées, après avoir épuisé tous les sujets, il arrivait que nos esprits prenaient une direction mélancolique. Alors il disait quelques mots de la perte qu’il avait faite, et essuyait une larme. C’était le signal de son départ. Il se levait aussitôt, me serrait la main, et s’éloignait ayant déjà sur les lèvres le sourire qui ne le quitte jamais.

Ce soir-là, il était pâle et paraissait souffrant ; mais il riait encore de tout, selon sa coutume.

— J’ai fait aujourd’hui un grand pas vers le bonheur, me dit-il ; car, ce matin, j’ai vu tomber ma dernière illusion.