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Le moi de Fichte n’est pourtant pas un moi individuel, mais le moi universel, le moi du monde parvenu à la conscience de soi. La pensée de Fichte n’est pas la pensée d’un homme, d’un homme déterminé, qui s’appelle Johannes Gottlieb Fichte ; c’est bien plutôt la pensée universelle qui se manifeste dans un seul individu. Comme on dit : Il pleut, il éclaire, etc., Fichte ne devrait pas dire : « Je pense, » mais : « Il pense, la pensée universelle pense en moi. »

Dans un parallèle entre la révolution française et la philosophie allemande, j’ai comparé un jour, plus par plaisanterie que sérieusement, Fichte à Napoléon ; mais il existe en effet ici des analogies remarquables. Après que les kantistes ont achevé leur œuvre de destruction terroriste, apparaît Fichte, comme parut Napoléon quand la Convention eut démoli tout le passé à l’aide d’une autre critique de la raison pure. Napoléon et Fichte représentent tous deux le grand moi souverain, pour qui la pensée et le fait ne sont qu’un ; et les constructions colossales que tous deux ont à élever, témoignent d’une colossale volonté ; mais par les écarts de cette même volonté illimitée, ces constructions s’écroulent bientôt : la Doctrine de la science et l’empire tombent et disparaissent aussi promptement qu’ils se sont élevés.

L’empire n’appartient plus maintenant qu’à l’histoire, mais le mouvement que l’empereur avait produit dans le monde n’est pas encore calmé : c’est de ce mouvement que notre Europe vit encore. Il en est de même de la philosophie de Fichte : elle est complètement écroulée ; mais les esprits sont encore émus des pensées que Fichte a fait éclore, et la portée de sa parole est incalculable. Si l’idéalisme transcendantal n’était qu’une erreur dans son ensemble, il régnait pourtant dans les écrits de Fichte une fière indépendance, un amour de la liberté, une dignité virile, un sentiment civique, qui exercèrent sur la jeunesse une salutaire influence. Le moi de Fichte était tout-à-fait d’accord avec son caractère de fer, opiniâtre, inflexible. La doctrine d’un pareil moi tout-puissant ne pouvait germer que dans un tel caractère, et ce caractère, repliant ses racines dans une semblable doctrine, ne pouvait que devenir plus opiniâtre, plus inflexible.

Quelle aversion dut inspirer cet homme aux sceptiques égoïstes,