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DE L’ALLEMAGNE DEPUIS LUTHER.

aux frivoles éclectiques et aux modérés de toutes les couleurs ! Sa vie entière fut un combat. L’histoire de sa jeunesse n’est qu’une série continue d’afflictions, comme chez presque tous nos hommes distingués. La pauvreté s’asseoit à leur berceau, les balance jusqu’à ce qu’ils soient devenus grands, et cette maigre nourrice demeure la fidèle compagne de leur vie. Rien de plus touchant que de voir Fichte, l’homme de la volonté la plus fière, chercher à se frayer misérablement, par une place de précepteur, son chemin dans le monde. Il ne peut même trouver à gagner dans sa patrie ce pain amer du servage, et il lui faut émigrer à Varsovie. Là se renouvelle la vieille histoire : le précepteur déplaît à la gracieuse dame, peut-être même à la disgracieuse camériste ; ses révérences ne sont pas assez gentilles, pas assez françaises, et on ne le juge plus digne de faire l’éducation d’un gentillâtre polonais. Johann Gottlieb Fichte est renvoyé comme un laquais, reçoit de son noble maître à peine de maigres frais de voyage, quitte Varsovie, et part pour Kœnigsberg, s’en allant, plein d’enthousiasme juvénile, faire la connaissance de Kant. La rencontre de ces deux hommes est intéressante sous tous les rapports. Je ne crois point pouvoir donner une idée plus complète de la manière d’être et de la situation de tous deux, qu’en citant des fragmens du journal de Fichte, rapporté dans une biographie de lui, publiée naguère par son fils.

« Le 25 juin, je suis parti pour Kœnigsberg avec un voiturier de cette ville, et j’y suis arrivé le 1er juillet, sans avoir rencontré aucun incident remarquable. — Le 4, fait une visite à Kant qui ne m’a pas accueilli avec une distinction particulière. J’ai assisté comme un étranger à son cours, et mon attente n’a pas été satisfaite, son débit est somnifère. J’ai mis ce journal à jour…

« … Depuis long-temps je voulais avoir avec Kant une entrevue plus sérieuse, et ne savais quel moyen prendre. Enfin, j’ai eu l’idée d’écrire une Critique de toutes les révélations, et de la lui présenter comme lettre de recommandation. J’ai commencé à peu près vers le 13, et j’y ai travaillé depuis sans relâche… Le 18 août, j’ai enfin envoyé mon travail terminé à Kant, et suis allé le 25 chez lui pour connaître son sentiment. Il m’a reçu avec une bonté toute particulière, et a paru très satisfait de mon traité. Nous n’avons pas eu d’entretien philosophique en forme. Pour ce qui regarde