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Je relevai la tête, je rejetai mon sac sur mes épaules, et mon bâton à la main, je me mis en route.

Voilà donc où nous en étions venus au bout de deux ans !…

Des têtes qui roulent tantôt sur les dalles des Tuileries, tantôt sur le pavé de la Grève, compte en partie double, tenu au profit de la mort, entre le peuple et la royauté, et écrit à l’encre rouge par le bourreau.

Oh ! quand fermera-t-on ce livre ? et quand le jettera-t-on, scellé du mot de liberté, dans la tombe du dernier martyr !

Je marchais, et ces pensées faisaient bouillonner mon sang ; je marchais sans calculer ni l’heure ni l’espace, voyant autour de moi ces scènes sanglantes de juillet et de juin, entendant les cris, le canon, la fusillade ; je marchais enfin comme un fiévreux qui se lève de son lit et qui fait sa route en délire, poursuivi par les spectres de l’agonie.

Je passai ainsi dans cinq ou six villages ; on dut m’y prendre pour le Juif errant, tant je semblais taciturne et pressé d’avancer. Enfin une sensation de fraîcheur me calma, il pleuvait à verse ; — cette eau me faisait du bien ; — je ne cherchai pas d’abri et continuai ma route, mais plus lentement.

Je traversais le village de Munster, recevant avec le calme de Socrate toute cette averse sur la tête, lorsqu’un petit garçon de quinze à seize ans courut après moi et me dit en italien : — Allez-vous au glacier du Rhône, monsieur ?

— Oui, mon garçon, répondis-je aussitôt dans la même langue, qui m’avait fait tressaillir de plaisir.

— Monsieur veut-il un cheval ?

— Non.

— Un guide ?

— Oui, si c’est toi.

— Volontiers, monsieur, pour cinq francs je vous conduirai.

— Je t’en donnerai dix, viens.

— Il faut que j’aille dire adieu à ma mère et chercher mon parapluie.

— Eh bien ! je continue ; tu me rejoindras sur la route.

Le petit bonhomme me tourna les talons en courant de toutes ses forces, et je poursuivis mon chemin.