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« Notre civilisation, la plus noble qui se soit jamais formée et développée d’elle-même, a pourtant une écume inconnue dans les autres pays, et qui ne pouvait déborder que dans un pays où la liberté est illimitée. Ces trappeurs sont, pour la plupart, des hommes de rebut, ou des coupables échappés au bras vengeur de la loi, ou des natures effrénées auxquelles la liberté rationnelle des États-Unis paraît encore une contrainte. Peut-être est-ce un bonheur pour ces états de joindre à leur territoire ce fagend[1], où les passions indomptables peuvent se déployer à l’aise ; car ces passions, comprimées dans le sein de la société civile, y feraient de désastreuses explosions. Si la belle France, par exemple, eût eu, pendant ses grandes crises, un semblable fagend à sa disposition, combien de ses grands guerriers ne seraient-ils pas disparus comme trappeurs. Et en vérité, ni l’Europe, ni l’humanité, n’eussent été plus pauvres pour n’avoir plus entendu parler des grands instrumens du despotisme le plus absolu, des M…, des V…, des S…, des D…, et en général, de toute cette troupe de chapeaux brodés !…

« On trouve ces trappeurs ou chasseurs depuis les sources de la Columbia et du Missouri jusqu’à celles de l’Arkansas et de la Rivière Rouge, sur les bords de toutes les rivières tributaires du Mississipi, qui sortent des Rocky Mountains. Leur existence entière n’a pas d’autre but que la destruction des animaux qui se sont multipliés à l’infini, depuis des milliers d’années, dans ces steppes et dans ces plaines. Ils tuent le buffle sauvage pour avoir son cuir, dont ils font leur habillement, et ses kaunches[2] pour leurs repas ; l’ours pour dormir sur sa peau ; le loup, parce que cela leur plaît ; et le castor, pour sa fourrure et pour sa queue. Ils reçoivent en échange de la poudre, du plomb, des jaquettes et des chemises de flanelle, de la ficelle pour leurs filets, et du whiskey pour supporter l’hivernage. Ils marchent quelquefois par centaines dans ces déserts, où ils ont souvent de sanglantes querelles avec les Indiens. Pourtant ils se réunissent ordinairement en société de huit à dix, qui forment une sorte de confédération offensive et défensive, ou, pour mieux dire, de guérilla. Il est vrai que ceux-là sont plutôt chasseurs que trappeurs. Le vrai trappeur ne s’associe qu’un ami juré avec lequel il demeure souvent des années entières, car il leur faut bien ce temps pour découvrir les repaires des castors. Si l’associé meurt, le survivant garde pour lui les peaux et le secret du séjour de ces animaux. Cette vie, que la crainte de la loi a fait

  1. Fagend, partie sans valeur : mot à mot, le bout usé d’une corde.
  2. Bosse du bison, la partie la plus savoureuse et la plus délicate de la chair de cet animal.