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REVUE LITTÉRAIRE DE L’ALLEMAGNE.

embrasser à beaucoup d’entre eux, devient bientôt un besoin absolu ; et cette liberté sans bornes et sans frein, vrai bonheur de sauvage, il en est peu qui voulussent l’échanger contre la plus brillante position dans la société civilisée. Ces hommes vivent toute l’année dans les steppes, les savannes, les prairies et les bois des territoires de l’Arkansas, du Missouri et de l’Oregon, qui enferment dans leur périmètre d’immenses steppes de sable et de pierre, et en même temps les plus belles campagnes. La neige et la gelée, le chaud et le froid, la pluie et l’ouragan, et les privations de toute espèce, ont endurci leurs membres et épaissi leur peau à l’égal de celle du buffle qu’ils chassent. La constante nécessité où ils se trouvent de se fier à leur force corporelle produit en eux une confiance qui ne recule devant aucun danger, une vivacité de coup-d’œil et une justesse de jugement dont l’homme de la société civilisée peut à peine se faire une idée. Leurs souffrances et leurs privations sont souvent affreuses, et nous avons vu des trappeurs qui avaient enduré des maux auprès desquels les aventures imaginaires de Robinson Crusoë ne sont que des jeux d’enfans, et dont la peau s’était durcie comme une écorce, et ressemblait plus au cuir tanné qu’à l’enveloppe humaine ; l’acier ou le plomb pouvaient seuls la déchirer. Ces trappeurs présentent un fait psychologique digne d’attention. Relégués dans la nature sauvage et sans bornes, leur jugement se perfectionne souvent d’une façon bien remarquable. Leur esprit acquiert une pénétration particulière, et tourne même au grandiose, au point que nous avons trouvé chez quelques-uns des jets de lumière dont les plus grands philosophes des temps anciens et modernes se seraient fait honneur.

« On pourrait croire que les dangers de tous les jours, de tous les instans, devraient élever vers l’Être suprême les regards de ces hommes farouches. Il n’en est rien cependant ; leur couteau de chasse est leur dieu, leur saint protecteur — leur carabine (rifle), leur main sûre, leur trésor. Le trappeur évite l’homme, et le regard dont il mesure celui qu’il rencontre dans le désert est plus rarement le regard d’un frère que celui d’un meurtrier, car l’amour du gain est ici un aiguillon infernal aussi puissant que dans le monde civilisé. Ordinairement, quand deux trappeurs se rencontrent, il en est un qui perd la vie. Le trappeur déteste son concurrent à la recherche des précieuses peaux de castor, bien plus encore que l’Indien. Il abat celui-ci avec le même calme qu’il abattrait un loup, un buffle ou un ours ; mais il plonge son couteau dans le sein de l’autre avec une joie vraiment satanique, comme s’il sentait qu’il délivre l’humanité offensée d’un de ses affreux complices. La nourriture contribue encore beaucoup à exalter cette férocité dépravée : le trappeur ne se nourrit que