Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 2.djvu/130

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
124
REVUE DES DEUX MONDES.

de chair de bison, l’aliment le plus énergique, qu’il mange sans pain, sans aucune autre substance neutralisante, pendant des années entières, ce qui le transforme en animal carnassier.

Dans une excursion que nous fîmes en force sur la partie supérieure du Red River, nous rencontrâmes plusieurs de ces trappeurs, entre autres un vieux, tellement brûlé par le soleil, tellement desséché et tanné par l’inclémence des saisons et par les privations de toute espèce, que son cuir ressemblait plutôt à l’écaille d’une tortue qu’à la peau d’un fils d’Adam. Nous avions chassé pendant deux jours avec cet homme sans avoir remarqué en lui rien de plus particulier ; il prépara notre repas, qui consista une fois en un quartier de cerf, et l’autre en haunches de buffle. Il connaissait le séjour et le passage du gibier et le sentait presque aussi finement que son énorme chien, qui ne le quittait jamais. Ce ne fut que le matin du troisième jour que nous découvrîmes une circonstance qui nous rendit moins confians avec notre nouveau compagnon de chasse. C’étaient une multitude d’entailles et de croix sur le bras de sa carabine, qui nous révélèrent le vrai caractère de cet homme. Ces marques étaient classées sous diverses rubriques, à peu près de la manière suivante :

« Buffaloes (buffles), aucun nombre, probablement parce qu’il était trop grand.

« Bears (ours) 19 ; ceux-ci étaient marqués par de timides entailles.

« Wolves (loups) 15 ; marqués par entailles doubles.

« Red underloppers (fraudeurs rouges) 4 ; marqués par quatre entailles obliques.

« White underloppers (fraudeurs blancs) 2 ; marqués avec des croix.

« Comme mon compagnon considérait avec tant d’attention ces hiéroglyphes sur la crosse de la carabine et s’efforçait de deviner le sens du mot underloppers, nous vîmes courir sur la figure du vieux trappeur un ricanement ironique qui nous rendit attentifs ; mais lui, sans perdre une parole, s’occupa de retirer de dessous l’herbe le haunch de buffle qu’il avait enveloppé dans la peau et nous le servit. Ce fut un repas comme aucun roi n’en peut faire de meilleur, et qui nous fit bientôt oublier toute l’affaire de la carabine. Tout d’un coup il nous dit avec un sourire sournois, en attirant à lui son arme : Look ye, it’s my pocket-book. D’ye think it a sin to kill one of them two legged red, or white underloppers ? (Voyez, voici mon petit bréviaire. Croyez-vous que ce soit un péché de tuer un de ces coureurs à deux pieds, qu’il soit rouge ou blanc) ?

« Whom do you mean ! (Qu’entendez-vous par là) ? répondîmes-nous.

« Le trappeur sourit de nouveau et se leva. Nous sûmes alors ce qu’étaient