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AU-DELÀ DU RHIN.

Wittemberg est vraiment la patrie du xvie siècle ; c’est de là qu’il est parti comme un torrent pour aboutir à tous les points de l’Europe. Tout est muet aujourd’hui ; mais ce silence rend encore plus sensible le retentissement du passé : on écoute l’histoire sans être troublé. Pourquoi donc la statue de Luther érigée au milieu de la grande place n’est-elle pas belle ? On a eu raison de la frapper en airain, car pour cet homme, le marbre était trop délicat ; mais le génie manque à l’œuvre : il faut un artiste qui, s’inspirant de l’image si vivante laissée par le pinceau de Cranach, rende à l’Allemagne son Luther factieux, habile, savant, emporté, patient, brutal, contemplatif, éloquent, aimant le vin, les femmes et la musique[1], inspiré, volontaire, politique religieux.

Huit heures de poste vous amènent dans Potsdam : Potsdam et Wittemberg, deux mondes ! deux siècles ! la théologie et la guerre ! Luther et Frédéric ! Potsdam est tout ensemble une ville de guerre et de plaisance ; les troupes et les maisons s’y alignent avec la même régularité, et rien ne vient troubler la double uniformité de l’architecture et de la discipline au milieu d’une nature pittoresque, dont les beautés sont vraiment exceptionnelles dans les sables du Brandebourg.

On connaît mieux Frédéric après avoir vu Sans-Souci. On y trouve non plus le roi, mais l’homme. Frédéric n’a pas voulu élever un palais pour les représentations de la royauté, une imitation de Versailles ; il s’est bâti une maison à sa convenance, où il pût travailler et se reposer à sa guise. Sans-Souci est un bâtiment d’un seul étage. La chambre à coucher où mourut le héros, sa bibliothèque, sont d’une simplicité antique ; là, tout élève l’ame et l’esprit, le silence des lieux, la sérénité paisible de la nature, le souvenir de la visite de Napoléon et de la présence de Voltaire. À une des extrémités de la maison était la chambre du philosophe ; mais le philosophe se trouvait trop près du roi ; l’espace était trop petit pour réunir ces deux puissances faites sans doute pour s’estimer et s’adorer, mais de loin.

En entrant à Berlin par la porte de Brandebourg, il est impos-

  1. Wer nicht liebt Wein, Weiber, und Gesang, der bleibt ein Narr, sein lebenlang.

    Luther.