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ÉRASME.

assisté, et qu’ils avaient heurté du pied son tombeau. Il savait tous ces bruits, et il y répondait en fatiguant toutes les presses de Fribourg et de Bâle, et il semblait multiplier sa vie, afin de faire désirer plus impatiemment sa mort. Ce n’est pas tout ; s’il ne plantait pas, il bâtissait. Moitié par indépendance, moitié pour échapper à l’insalubrité du palais délabré où Ferdinand avait voulu qu’on l’hébergeât, il achetait une maison et y faisait des changemens, en malade qui veut se moquer de la mort. « Si on l’annonçait, écrit-il à Jean Rinckius[1], qu’Érasme le septuagénaire vient de prendre femme, ne ferais-tu pas trois ou quatre signes de croix ? Oui, Rinckius, et tu aurais grand’raison. Eh bien ! j’ai fait une chose qui n’est ni moins difficile, ni moins ennuyeuse, ni moins compatible avec mon caractère et mes goûts. J’ai acheté une maison d’assez belle apparence, mais d’un prix déraisonnable. Qui désespérera que les fleuves remontent vers leur source, lorsqu’on voit le pauvre Érasme, l’homme qui a toujours préféré à toutes choses l’oisiveté littéraire, devenir plaideur, acheteur, stipulateur, constructeur, et n’avoir plus affaire avec les muses, mais avec les charpentiers, les serruriers, les maçons, les vitriers ? » Hélas ! et, dans cette belle maison, « il n’y a pas même un nid où il puisse mettre en sûreté son petit corps. » Il y a fait construire à la hâte une chambre avec cheminée et plancher ; mais l’odeur de la chaux la rend encore inhabitable. Le voilà donc, pour avoir eu des prétentions d’homme en santé, placé entre deux maisons où il ne peut rester sans danger, l’une offerte par un prince, mais délabrée et pleine de vents coulis comme sont ces maisons d’honneur, l’autre inachevée, ou trop fraîche pour être habitée en sûreté ! Et déjà il se plaint de ce flux de ventre qui doit l’emporter !

Dans le même temps que ses dépenses augmentent, ses revenus diminuent. De deux pensions qu’il recevait d’Angleterre, un quart à peine lui arrive, tous prélèvemens faits par les banquiers ; et encore ce quart est-il quelquefois enlevé sur la grande route. Sa pension de Flandre lui est volée par un ancien ami, auquel il avait tout confié, auquel il eût confié sa vie. Quant à la pension que lui fait Charles-Quint, il n’en reçoit pas un florin. « Érasme

  1. 1418. D. F.