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Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 3.djvu/74

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REVUE DES DEUX MONDES.

la musique du pays, et elle ne préférait pas les vielles criardes d’Auvergne, comme nos gentilshommes d’à-présent.

— Nous avons le parlement pour défendre nos droits, compère, dit Collinée avec douceur.

— Ah, oui, le parlement ! Le parlement s’occupe bien des vilains comme nous ! Le parlement sait qu’on nous emprisonne pour paiement de subsides qui ne font point partie de nos fouages ; le parlement sait qu’on nous emploie à des corvées indues ; il sait que les gens de guerre exigent de nous du blé, de la paille, du foin, et le reste, et, pour remédier à tout cela, qu’a-t-il fait ? qu’a-t-il ordonné ?

— Il a ordonné, reprit Coatmor, qu’on ne jouerait plus les tragédies qui amusaient le populaire de Goëlo et Tréguier.

Ce souvenir, jeté ironiquement par le maître d’école, sembla faire une impression extraordinaire. Le jeune homme venait de rappeler un des actes les plus impopulaires du parlement de Bretagne, un de ceux qui avaient le plus excité de récriminations et de résistances ; et les hôtes qui se trouvaient alors réunis à la taverne de la Résurrection avaient dû nécessairement, vu leurs goûts et l’intérêt d’amour-propre tout spécial qu’ils y avaient, s’irriter encore plus vivement que les autres d’une pareille défense. Aussi s’éleva-t-il un chœur général de malédictions et de juremens contre l’ordonnance du parlement.

— Et pourquoi messieurs du parlement ont-ils fait cette défense ? demanda Tanguy.

— Ah ! pourquoi ? répondit Abalen en ricanant ; pour l’honneur des mœurs et de la sainte religion, à ce qu’ils disent. Parce qu’ils ne veulent pas que des serfs portent, même par plaisanterie, des habits de seigneurs et de prélats, de peur qu’ils ne les trouvent plus commodes que leurs chupen ; parce qu’ils disent que c’est offenser le bon Dieu et les bonnes mœurs que de montrer sur le théâtre des prêtres et des nobles qui leur ressemblent.

— Puis, reprit Collinée à voix basse, c’est une occasion pour les manans de se réunir, de se compter, et cela est dangereux pour ceux qui nous mènent. Le populaire pourrait bien penser à la fin qu’il est assez grand pour faire ses affaires tout seul, et qu’il n’a plus besoin d’une nourrice qui lui donne sa bouillie, en en mangeant les trois quarts. Les dents nous ont poussé depuis quelque temps. Bientôt le jour pourra venir, pour ceux qui sont puissans, de méditer l’Évangile.

Et le vieillard frappa doucement sur le livre qui était suspendu à sa