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Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 4.djvu/228

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REVUE DES DEUX MONDES.

boudeuse, Mme de Saint-Aignan et sa passion décente, ensevelie, et la destinée mélancolique du portrait. Pour emprunter des paroles à l’auteur lui-même, je dirai aussi : tout cela est très bien, très pur, très délicat ; d’un vrai idéal, et à ravir. On a trop présent le grave et sublime caractère du capitaine Renaud et tout ce qu’il y a sous cette mâle infortune de philosophie humaine, d’abnégation stoïque attendrissante, de sagesse contristée et néanmoins incorruptible, pour que je fasse autre chose que d’y renvoyer. Chez M. de Vigny, les grands sentimens de la pitié, de l’amour, de l’honneur, de l’indépendance, se trouvent comme une liqueur généreuse enfermée dans des vases et des aiguières élégamment ciselées, avec des tubes, avec des longueurs de cou qui serpentent et qui ne la laissent arriver que goutte à goutte à notre lèvre ; une source courante, à laquelle on puiserait dans le creux de la main, aurait son avantage ; mais la liqueur aussi a gagné en éclat et en saveur à ces retards ménagés, à ces filtrations successives.

Le succès de Chatterton, dans lequel il a été si merveilleusement aidé par une Kitty digne du pinceau de Westall, a conféré à M. de Vigny un rôle plus extérieur et plus actif qu’il ne semblait appelé à l’exercer sur la jeunesse poétique, lui artiste avant tout distingué et superflu, enveloppé de mystère. Un écrivain qui accroît chaque jour sa place dans notre littérature par des études consciencieuses, savantes, et qui cherche à réhabiliter l’homme de lettres dans l’antique acception du mot, M. Nisard a dit récemment en parlant d’Érasme : « Dans ce temps-là, on ne connaissait pas le poète, cet être tombé du ciel et qui meurt sans enfans, et pour qui le monde contemporain n’est qu’un piédestal d’où il s’élance, et où il vient replier de temps en temps ses ailes fatiguées. » Or, c’est précisément ce poète, contesté par l’homme de lettres et par le mondain, que M. de Vigny a voulu, non pas justifier dans des actes de frénésie, mais plaindre, expliquer et venger aussi d’une oppression que peut-être la défense exagère. La spirituelle préface qu’il a ajoutée à sa pièce a nettement défini la catégorie des poètes, à part des écrivains plus ou moins philosophe ou gens de lettres, qui sont deux classes différentes et inférieures. Le poète des époques encombrées, tel que nous l’avons décrit en commençant, n’a jamais eu plus pathétique avocat, apo-