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Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 4.djvu/454

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REVUE DES DEUX MONDES.

Mais quelque favorable que puisse paraître au progrès moral cette sévère discipline qui émousse de plus en plus la brutalité du marin breton, il faut reconnaître qu’elle éteint en même temps, chez lui, cette farouche et infatigable énergie qui en faisait le premier marin du monde. À mesure qu’il revêt nos mœurs plus douces, il dépouille sa personnalité puissante. Il ne regarde plus les continens comme d’ennuyeux vaisseaux continuellement à l’ancre ; il ne croit plus que sa vie à lui est sur la mer, qu’il est né pour elle, et qu’il ne peut dormir qu’à son tangage. En détruisant la nature artificielle qu’il s’était faite, nous l’avons ramené à nos goûts, à nos plaisirs. Nous l’avons rendu plus homme, mais nous l’avons fait moins marin. C’est là d’ailleurs une de ces transformations inévitables dans l’évolution sociale que nous accomplissons. En élevant la valeur morale de chaque être, nous l’immatérialisons, nous en faisons une intelligence plus haute, mais une machine moins solide. Heureusement que l’industrie viendra parer à cet inconvénient, en substituant les mécaniques de bois et de fer aux mécaniques de chair humaine qui, jusqu’à présent, ont tout fait dans l’œuvre humanitaire.

Quoi qu’il en soit, il faut l’avouer, d’ici à bien long-temps, le vrai matelot du moins conservera quelques traces d’originalité, à cause de sa position isolée et exceptionnelle. Moins frotté aux masses, il gardera plus facilement ses préjugés et son caractère. Il faudra encore bien des années, par exemple, avant que vous puissiez lui persuader que le fouet donné à un mousse, au pied du grand mât, n’est pas un moyen infaillible d’obtenir du vent, que la présence d’un prêtre à bord ne rend pas la navigation plus dangereuse, qu’il n’existe pas de matelots voués au diable qui peuvent faire sombrer un navire à volonté, que les ames des noyés ne courent pas sur les vagues, la nuit, en demandant des prières. On ne réussit guère, d’ailleurs, à les guérir d’une erreur, que pour les voir tomber dans une erreur nouvelle.

En voici un exemple qui nous a été raconté par un chirurgien de marine de nos amis.

Un soir qu’il se promenait, en fumant, sur le gaillard d’arrière, ses yeux tombèrent sur un gabier fort connu à bord par son importance pédantesque et sa sympathie pour les innovations. Il était assis sur l’affût d’une caronade, sérieusement occupé à faire, avec son couteau, un large trou dans la semelle d’une paire de souliers neufs. Un mousse s’approcha de lui, en regardant avec étonnement ce qu’il faisait.

— Pourquoi diable que vous ouvrez une écoutille à votre soulier, maître Marzin ? lui demanda-t-il en riant.