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comme plus sûre et tout-à-fait inviolable, une grotte, une vallée close, inconnue de tous, et dans laquelle on ne parvient que le long de rampes étroites et par un périlleux sentier. Après les horreurs des massacres, après les angoisses de la fuite, et celles même d’une route si escarpée, au moment où Jocelyn met le pied, par-delà le précipice, dans la haute et douce vallée dont il s’empare, oh ! en ce moment, comme il s’écrie vers le ciel, comme il foule délicieusement la mousse ! comme il s’ébat tour-à-tour et s’agenouille ! Il faut l’entendre, poète, triompher dans sa solitude, et en des chants inextinguibles bénir la nature et Dieu. Jocelyn, seul, dans la Grotte des Aigles, rentre dans une situation qu’ont rêvée une fois tous les cœurs sensibles épris de la nature au printemps. Sa Grotte des Aigles, c’est son île Saint-Pierre plus inaccessible, une île de Robinson grandiose et poétique, une Otaïti déserte et aussi fortunée. Il me rappelle Chactas ou René dans les savanes, Oberman à Fontainebleau ou à Charrières. Ou plutôt il ignore tout cela ; il ne songe qu’à se plonger dans l’ivresse sereine de ces hauts lieux, à remercier l’Auteur, à bénir sur la montagne pendant le bouleversement de la terre, sur la montagne où sa vallée est pendue au rocher comme un nid, et offerte au soleil comme une corbeille. Jocelyn recommence naïvement Éden, sans rien de creusé ni de sauvage ! heureuse simplicité naissante ! l’élévation libre et facile compense en lui la profondeur. Mais la nature ne suffit pas toujours ; l’ennui va venir à l’homme solitaire, et la langueur. Jocelyn, sans être prêtre, était déjà près de l’autel ; il ne pourrait désirer sans honte une Ève inconnue ; il s’est enfui un jour, tout effrayé de lui-même, pour avoir trop complaisamment regardé, à travers les châtaigniers, l’adorable sourire satisfait d’un jeune pâtre et de sa compagne ; mais il voudrait un cœur d’ami, un compagnon du moins de son exil et de cette félicité que ne troublent que par instans les orages et les crimes d’en-bas. Ne vous étonnez pas de cette promptitude à la félicité : c’est ainsi qu’est faite naturellement la jeunesse.

Pourtant le compagnon désiré arrive : un jour que Jocelyn s’est hasardé hors de l’enceinte et par-delà le périlleux sentier, il rencontre dans la montagne un proscrit, accompagné de son fils, que poursuivent deux soldats. Une lutte s’engage au bord du sentier ; les soldats y glissent et roulent, broyés, dans l’abîme ; mais le proscrit blessé et mourant n’a que le temps de confier à Jocelyn Laurence.