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l’enseignement graduel de la civilisation, comme de précieux initiateurs des noirs ; le lien des deux races est brisé, et l’on perd le meilleur moyen de tempérer les délirantes inimitiés de la peau. L’indépendance des pays déchirés par de semblables divisions est gravement compromise au dedans comme au dehors, dans la guerre civile comme dans la guerre étrangère. Montesquieu a observé qu’à Rome, sous le gouvernement des empereurs, les affranchis se trouvaient presque toujours au-dessus des hommes libres : ils dominaient à la cour et dans les palais des grands ; comme ils avaient étudié les faiblesses de leur maître et non pas ses vertus, ils le faisaient régner par ses faiblesses.

Cet inconvénient n’est pas à craindre aux États-Unis ; mais on sait que les despotes moscovites eurent plus d’une fois recours, contre l’aristocratie polonaise, à la vengeance de ses serfs, et si jamais l’Union américaine avait à repousser un ennemi peu scrupuleux dans le choix de ses expédiens, pourquoi les esclaves ne seraient-ils pas, sous la conduite des affranchis, aussi facilement tournés contre leurs maîtres, que le furent les Indiens dans la guerre de l’indépendance, avec une barbarie qui souleva l’éloquente indignation du vieux lord Chatam ?

Les premiers conquérans espagnols, inférieurs, sous tant de rapports, aux fondateurs de l’Amérique septentrionale, n’avaient pas amené de femmes dans leurs établissemens moins coloniaux que militaires et mercantiles. Ils s’allièrent aux familles indigènes très civilisées en comparaison des Indiens du nord ; plus tard ils se mêlèrent à d’autres races et purent éviter de la sorte les implacables hostilités de la couleur qui menacent les États-Unis. Un point de départ différent a sans doute valu aux Américains des mœurs plus pures et une plus grande énergie individuelle, mais ils ont perdu en sécurité une partie de ce qu’ils ont gagné en civilisation.

L’émancipation du noir, aux États-Unis, ne le fait libre que de nom. Rarement, lorsqu’il est affranchi, il peut devenir pour le blanc un rival dans le commerce ou dans l’industrie. L’abandon, le mépris universel, le réduisent soit à la mendicité, soit au service domestique. Ainsi, la création d’une classe inférieure est la conséquence de l’affranchissement. Cette flétrissure, attachée aux affranchis comme aux esclaves, poursuit également les gens de couleur qui, par la suite des générations, ont cessé de l’être, et la peau du blanc ne lui confère pas un titre de noblesse indépendant de sa généalogie. La moindre goutte de sang noir devenue tout à fait imperceptible, mais constatée par le souvenir d’un bisaïeul mulâtre, classe le blanc parmi les hommes de couleur. Placé en face de deux races, en apparence inférieures à la sienne, l’Américain les a repoussées par des précautions d’autant plus impitoyables, que le danger d’une mésalliance lui a paru plus grand, résolu qu’il était de conserver avec le pur sang de