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le chœur et le maître-autel, on a surchargé le maître-autel d’une épouvantable machine, barbare et confus entassement de marbres de toutes couleurs, monstrum horrendum, ingens, conçu dans une nuit de cauchemar et enfanté dans un jour de démence ; ce honteux bâtard du xviiie siècle qui n’a pas de nom dans la langue du goût, qui n’en saurait avoir, s’appelle là le Transparent, et les desservans du lieu le signalent à l’étranger comme l’inimitable merveille de la basilique. Comment ne serait-ce pas un chef-d’œuvre ? Il a coûté au chapitre deux cent mille ducats. Toutefois, la nef est imposante encore ; sa grandeur et sa majesté triomphent des souillures dont on l’a profanée ; mille beautés de détail rachètent les turpitudes du moderne goût clérical. Le chœur est certainement l’un des plus beaux de l’Europe ; les sculptures en bois dont il est décoré sont d’une délicatesse, d’une pureté, qui ne sauraient être dépassées ; elles sont l’ouvrage d’Alonzo Berruguete, un artiste espagnol qui fut élève de Michel-Ange, et qui rapporta dans sa patrie la manière fière et les lignes sévères du maître, avec un génie plus souple et plus sensible à la grace. C’est lui aussi qui a sculpté en bronze la porte des Lions, la plus belle du temple ; mais son chef-d’œuvre est ce chœur inimitable ; sa puissance se manifeste là dans toute sa force, il passe là avec une admirable facilité du sublime idéal des grands sujets évangéliques au style familier des grotesques, cet élément singulier qui se retrouve dans tous les ouvrages du moyen-âge, même les plus sérieux.

Il faudrait tout un volume pour énumérer les trésors ensevelis dans cette immense église ; c’est un gouffre insatiable où se sont englouties les richesses de Tolède et non-seulement ses richesses, mais sa puissance, sa gloire et sa virilité. L’autel a tout dévoré ; l’archevêque, à lui seul, absorbait, chaque année, un million de piastres (cinq millions de francs), et chacun de ses chanoines jouissait de soixante mille livres de rente. C’était bien certainement le chapitre le plus riche de la chrétienté, et il l’est encore, quoique la marée ait baissé. Plus de la moitié de la ville lui appartient en propriété ; sur deux maisons, une est à lui et porte le nom du propriétaire, el Cabildo, tracé en bleu sur une plaque de faïence incrustée au frontispice. Les capitaux morts, enfouis dans l’écrin de la Vierge dite du Sagrario, sont inappréciables ; sa robe de cérémonie seule vaut des millions ; elle est toute brodée en