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n’ont point de racines, et qu’aucun orage ne peut arracher. Dans ce vide qui m’entourait, mes idées prenaient en moi un développement sans bornes, et tout me manquait pour les exprimer. Il y avait des jours où j’aurais juré que j’étais né pour écrire. J’aurais pu dire à mon tour : Et moi aussi je suis poète ! J’entendais des bruits que personne n’entendait ; je voyais des formes que personne ne voyait. Quand je faisais un pas le matin sur la rosée de la grande avenue, il me semblait que la terre et l’eau se lamentaient. Pendant des journées entières, sur le bord des prés, je suivais des fantômes qui n’ont point de corps ; et il y avait des idées sans noms, sans images possibles dans aucun monde, qui ne me quittaient pas. Mon ame était un véritable pandémonium où s’agitaient des larves qui n’ont jamais eu vie. Peut-être eussé-je été musicien, si j’eusse pu saisir cette harmonie sans souffle et ces soupirs sans voix qui passaient, comme des brises, dans mon cœur. Quand le vent soufflait dans les bouleaux, je rêvais d’ineffables mélodies au fond des bois ; mais ces chants célestes ne dépassaient pas mes lèvres, et je ne sais aucun son qui en puisse donner l’idée. D’autres jours, en m’éveillant, il y avait des heures où je me retraçais malgré moi des images que j’aurais voulu peindre et conserver toujours devant mes yeux. C’étaient des vallées, des paysages, des climats inconnus sur cette terre. Pour les retenir, je ne trouvais non plus ni couleurs, ni lignes, ni dessin. Je bâtissais aussi des architectures prodigieuses qui n’ont nulle part de modèle, des tours idéales dans lesquelles je montais et descendais sans m’arrêter jamais. Il y avait des balcons d’où l’on plongeait sur des horizons infinis, des balustrades où s’appuyaient des femmes et des figures d’une autre vie. Alors j’eusse pu croire être né architecte, si au moment de fixer tous ces rêves par des lignes, ils ne se fussent effacés comme le reste. De ces tours que je bâtissais dans mes songes, de ces images à demi peintes, de ces mélodies sans voix, il ne me restait rien qu’un vague enchantement ; mais aujourd’hui mes fantômes m’importunent, mon propre chaos m’obsède ; un aveugle instinct me pousse vers la lumière ; il n’y a que le soleil d’Italie qui puisse dissiper mes odieuses ténèbres.

En passant à Nantua, je suis monté sur les rochers qui bordent le lac. Le jour était très pur. Du milieu des herbes fauchées s’exhalaient de petites vapeurs capricieuses, telles que les songes des plantes. Les hautes Alpes étendaient au loin sur le ciel leurs cercles de neige. Ah ! les meilleurs souvenirs de ma jeunesse errent sur ces montagnes, comme des chamois poursuivis par le chasseur.

J’ai revu le lac de Genève. Les images de Rousseau, de Saint-Preux, de Mme de Staël, de Corinne, de Byron, de Manfred, se bercent sur ces flots pâles. Quand les ombres des montagnes descendent le soir au fond