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subites ; il s’arrêtait tout d’un coup, mettait sa tête entre les jambes et poussait des hennissemens lamentables. Je ne pouvais mettre pied à terre pour le soulager, sans avoir de l’eau jusqu’à mi-jambe, et j’étais condamné à rester en selle. Je le ranimais de la voix et de l’éperon ; le courage lui revenait, et il repartait bravement. Les mules n’avaient pas ces désespoirs passagers, mais elles n’avaient pas non plus ces nobles retours, ces réactions courageuses. Résignées à leur sort, elles marchaient d’un pas égal et lent, avec un flegme inaltérable.

Le froid était si intense, qu’il devenait insupportable ; mais le moyen de faire du feu sur une terre inondée ? Ayant aperçu une hutte au milieu des champs, nous nous y dirigeâmes. Un fagot d’épines la fermait ; on l’écarte, on entre. À peine avions-nous fait un pas dans l’intérieur, que nous fûmes couverts de myriades de puces, qui n’étaient pas, il est vrai, fort redoutables dans l’état où nous nous trouvions. Ce qui fut plus désagréable, c’est que l’orage avait fait brèche au chaume ; la pluie avait pénétré dans la hutte et tout envahi. Pour du feu, il nous fut impossible d’en allumer ; nous n’avions pas de briquet ; et la poudre du soldat était si humide, qu’elle ne voulut jamais s’enflammer. Un berger, le seul visage humain que nous eussions vu de la journée, passait à quelque distance. Nous pensâmes que peut-être il aurait du feu, ou le secret d’en faire ; nous l’appelons, il s’enfuit. Le soldat le poursuit au galop, le ramène de force ; mais le malheureux sauvage était aussi dénué que nous : nous n’en pûmes rien tirer. Ce fut là la seule halte de la journée. Nous remontâmes à cheval comme nous en étions descendus.

Une inquiétude vint s’ajouter encore à tant d’infortunes. La nuit approchait, Tanger fuyait devant nous ; il était à craindre que la porte ne fût close à notre arrivée ; et si nous ne pouvions réussir à la faire ouvrir, quelle perspective s’ouvrait devant nous ! quelle nuit pour la passer à la belle étoile ! Presser nos montures était inutile : épuisées de fatigue et de faim, elles n’avaient plus de jambes, et nous devions nous estimer heureux qu’elles ne succombassent pas avant la fin du voyage. Nous les laissâmes donc aller comme elles purent, nous abandonnant à la Providence.

C’est dans ces jours d’épreuve que le voyageur sent fléchir son courage et maudit ses instincts errans ; c’est alors que son ame