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et la force qu’elle pouvait recevoir de lui. Il demanda seulement à dire trois mots en faveur de l’ordre : d’abord, qu’il n’y avait nulle église où le service divin se fît plus honorablement que dans celles des templiers ; deuxièmement, qu’il ne savait nulle religion où il se fit plus d’aumônes qu’en la religion du Temple ; qu’on y faisait trois fois la semaine l’aumône à tout venant ; enfin, qu’il n’y avait, à sa connaissance, nulles sortes de gens qui eussent tant versé de sang pour la foi chrétienne, et qui fussent plus redoutés des infidèles ; qu’à Mansourah, le comte d’Artois les avait mis à l’avant-garde, et que s’il les avait crus…

Alors une voix s’éleva : « Sans la foi, tout cela ne sert de rien au salut. »

Le chancelier Nogaret, qui se trouvait là, prit aussi la parole : « J’ai ouï dire qu’en les chroniques qui sont à Saint-Denis, il était écrit qu’au temps du sultan de Babylone, le maître d’alors et les autres grands de l’ordre avaient fait hommage à Saladin, et que le même Saladin, apprenant un grand échec de ceux du Temple, avait dit publiquement que cela leur était advenu en châtiment d’un vice infâme, et de leur prévarication contre leur loi. »

Le grand-maître répondit qu’il n’avait jamais ouï dire pareille chose ; qu’il savait seulement que le grand-maître d’alors avait maintenu les trèves, parce qu’autrement il n’aurait pu garder tel ou tel château. Jacques Molay finit par prier humblement les commissaires et Nogaret qu’on lui permît d’entendre la messe et d’avoir sa chapelle et ses chapelains. Ils le lui promirent en louant sa dévotion.

Ainsi s’ouvraient en même temps les deux procès du Temple et de Boniface VIII. Ils présentaient l’étrange spectacle d’une guerre indirecte du roi et du pape. Celui-ci, forcé par le roi de poursuivre Boniface, était vengé par les dépositions des templiers contre la barbarie avec laquelle les gens du roi avaient dirigé les premières procédures. Le roi déshonorait la papauté, le pape déshonorait la royauté. Mais le roi avait la force ; il empêchait les évêques d’envoyer aux commissaires du pape les templiers prisonniers, et en même temps il poussait sur Avignon des nuées de témoins qu’on lui ramassait en Italie. Le pape, en quelque sorte, assiégé par eux, était condamné à entendre les plus effrayantes dépositions contre l’honneur du pontificat.