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être le bon style en patois ; mais il paraît bien que Jasmin a ce bon style. Si Agen a été appelé l’œil de la Guyenne, Jasmin écrit dans le pur patois agenais ; il y a là quelque chose d’attique, en un certain sens. Jasmin prend peut-être quelques licences de tours, ou du moins il profite en cela des habitudes introduites ; il cède un peu trop, sans y songer, à ce flot de gallicismes qui vont chaque jour s’infiltrant ; tout en observant parfaitement la grammaire locale, il ne recourt peut-être pas assez à certaines locutions par lesquelles l’idiome du Midi se distinguait du français du Nord, et qu’on pourrait sauver ; en un mot ce n’est pas un poète remontant du patois à la langue par l’érudition ; mais c’est un poète pur, soigné en même temps que naturel dans l’expression, habile et curieux aux mots vifs de son vocabulaire ; rien de rocailleux, rien de louche chez lui, et, pour parler selon ses images, son clair Adour, à nos yeux, semble courir sans un flot troublé[1].

La Fidélité agenaise, jolie romance sentimentale de Jasmin, jouit d’un succès populaire dans le pays, et prouve qu’avec une ame assez peu rêveuse et peu langoureuse, il a pourtant des éclairs de la sensibilité des troubadours. Quoi qu’il en dise, il n’a pas tout-à-fait quitté la guitare pour le flageolet ; et Marot, qui parle aussi de son flageolet, n’avait-il pas, au milieu de sa verve badine, de tendres accens, que le contraste fait mieux sentir encore ? Henri IV, au milieu de ses saillies et de ses gaietés gasconnes, n’a-t-il pas sa douce chanson de Charmante Gabrielle ? Jasmin est bien le poète tout proche de la patrie d’Henri IV.

  1. Depuis que ceci est écrit, nous lisons dans le Journal grammatical (avril et mai 1836) un article philologique sévère sur le patois de Jasmin, par M. Mary Lafon, qui s’est occupé en érudit de l’idiome provençal. Nous concevons, en effet, le peu d’estime que des antiquaires, épris de cette belle langue, en ce qu’elle a de pur et de classique, expriment pour le patois extrêmement francisé qu’on parle dans une ville du midi en 1836. Nous concevons que Goudouli, au commencement du xviie siècle, ait été plus nourri dans son style des purs idiotismes provençaux, et que la saveur de ses vers garde mieux le goût de la vraie langue. Le jugement de M. Lafon nous paraît porter sur la détérioration inévitable du patois plus que sur la manière même de Jasmin, qui fait ce qu’il peut, qui n’a pas lu les troubadours, et qui se sert avec grande correction de son patois d’Agen tel qu’il le trouve à la date de sa naissance. La lettre de Jasmin, que M. Lafon a l’extrême obligeance de nous communiquer, vient à l’appui pour nous montrer que le poète populaire entend peu la question comme l’a posée le critique érudit, et qu’il n’est pas, comme il s’en vante presque, à la hauteur du système. Il reste pourtant à regretter qu’avec de si heureuses qualités, et un art véritable d’écrivain, Jasmin n’ait pu cacher, sous ce titre d’homme du peuple, un bon grain d’érudition et de vieille langue, comme Béranger et Paul Louis de ce côté-ci de la Loire. Mais que voulez-vous ? il est homme du peuple tout de bon.