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nos bons écrivains ; c’est quelquefois la piquante satire de La Bruyère avec une pensée plus libre. Le défaut du Spectateur est d’avoir eu les inégalités d’un journal, et de mêler à des pages heureusement originales d’assez fréquens lieux communs et de médiocres dissertations.

Quoi qu’il en soit, le Spectateur, distribué deux fois par semaine à trois mille exemplaires, succès prodigieux dans cette enfance des journaux, eut une grande influence sur la société anglaise, et en offre la plus juste et la plus spirituelle peinture. L’intention de l’ouvrage n’était pas, comme on l’a dit, de détourner les esprits de la politique. Tel ne pouvait être le calcul d’un parti tombé du pouvoir, comme celui des whigs, et obligé, à quelques égards, de regagner l’opinion. La politique agit partout dans le Spectateur, lors même qu’elle semble s’effacer ; mais elle est adroite, mesurée, conciliante ; elle cherche à corriger par le ridicule, l’âpreté des vieilles haines de parti, et à ôter aux whigs leur raideur républicaine, pour mieux battre les préjugés des tories. Un autre caractère de ce recueil, c’est le rang qu’y prennent les femmes, leurs intérêts, leurs passions, et jusqu’à leurs modes. C’était le signe d’un progrès de politesse sociale, et peut-être un hommage indirect à la souveraine.

Il faut l’avouer, au milieu de ces élégans artifices, on ne retrouve pas d’abord, dans le Spectateur, les héritiers de ces terribles puritains, dont les principes inflexibles avaient fondé la liberté à travers tant de luttes sanglantes. Ils ont l’air d’être devenus académiciens et hommes de cour. Regardez de près cependant : le même esprit s’est conservé ; vous pouvez le reconnaître à l’empreinte religieuse et presque sermonnaire jetée sur tant de chapitres du Spectateur ; il est pour quelque chose dans cette admiration si vive, et d’ailleurs si juste, du grand poème de Milton ; enfin ce même esprit a dicté la haine du pouvoir arbitraire, les maximes de tolérance religieuse et de liberté semées partout dans l’ouvrage. Sous ces rapports de philosophie et de vérité, le Spectateur était plus avancé que notre littérature : c’était l’avantage des institutions. Mais, dans ce qui touche au goût et à l’art d’écrire, il était en grande partie formé sur elle. Nulle part Boileau n’est cité avec plus de respect ; nos grands tragiques y sont hautement admirés, et Shakspeare blâmé avec une irrévérence classi-