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théâtre. Que fallait-il pour achever cette réforme ? une œuvre de génie dans le goût classique. En littérature, vous le savez, les bonnes résolutions ne sont rien, sans l’ame qui les vivifie. Éviter les fautes est peu de chose, si vous ne savez émouvoir par de grandes beautés. Addison, après avoir blâmé l’irrégularité barbare du théâtre anglais, avait à faire une tragédie régulière et pathétique : il fit jouer Caton.

C’était en 1713, dans le déclin du ministère tory et la popularité renaissante des whigs. Entre deux partis animés, tout était allusion dans la pièce. Les tories applaudissaient, contre Marlborough, les invectives adressées au dictateur, et les mots de patrie, de liberté et de sénat faisaient trépigner d’enthousiasme les whigs. Mais ce prestige enlevé, que restait-il à la nouvelle tragédie, pour remplacer le vieux culte de Shakspeare ? Elle était fort régulière, sans doute, et conforme aux trois unités ; elle renfermait des choses éloquentes et nobles, que la passion du moment pouvait saisir avec enthousiasme ; mais, en général, elle était froide. Caton dissertait trop dans son petit sénat.

L’amour de sa fille Martia pour le roi des Numides, Juba, était insipide jusqu’au moment où il devenait ridicule, et cela tardait peu. Un traître, Sempronius, qui, après avoir essayé sous main de livrer la ville, avait su garder la confiance de Caton, prend le costume et l’appareil du roi Juba pour enlever la belle Martia. Heureusement le vrai Juba survient, et tue son perfide Ménechme. Martia, qui avait fui, et qui reparaît aussitôt, trompée par les vêtemens du faux Juba étendu mort, laisse éclater sa passion et se penche même vers lui pour l’embrasser. Le vrai Juba, qui l’aperçoit, tombe à ses pieds et lui rend grâces du secret qu’il a surpris.

Ces fadeurs, il faut l’avouer, déparaient bien l’austérité républicaine du sujet de Caton, et auraient pu prêter à rire aux partisans du vieux théâtre national ; mais on ne riait pas. La pièce avait pour elle un puissant intérêt politique, et elle s’avançait, la voile haute, poussée par le vent de deux factions contraires.

L’ouvrage renfermait d’ailleurs quelques beautés neuves. C’était Caton rencontrant le corps de son fils, qui vient d’être tué à une des portes de la ville :

Salut ! mon fils ; ici, mes amis ; déposez-le en plein sous mes yeux ; que je puisse voir à loisir ce corps sanglant, et compter ses glorieuses