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leurs idées sur l’imitation, ils ont beau jeu contre l’exagération, la convention, si l’on veut, qui en sont inséparables.

On n’a pas craint d’affirmer que la vue du chef-d’œuvre de Michel Ange corromprait le goût des élèves et les induirait à la manière, comme si quelque chose pouvait être plus funeste que la manière même des écoles. Sans doute des modèles aussi frappans ne s’adressent pas à tous les esprits. Il en est de l’étude d’une manière si agrandie, d’un art si abstrait, si l’on peut parler ainsi, comme de ces régimes austères auxquels ne se soumettent que les rudes tempéramens. En présence de tant de grandeur et de tant de hardiesse, un élève imbécille se retourne vers son maître et ne voit dans le dédain du grand peintre pour l’imitation vulgaire que l’impuissance d’imiter ; le maître se demande, à son tour, s’il fera céder la tradition devant ce mépris de toute tradition, et cependant le sublime artiste s’avance à travers les siècles entouré de disciples plus dignes de lui. Tous les grands noms de la peinture marchent à ses côtés, et le couronnent des rayons de leur propre gloire. Michel-Ange, comme Homère chez les anciens, est la source féconde où ils ont tous puisé. Raphaël et toute l’école romaine, celle de Florence et de Parme, avec André del Sarto et le Corrège, celle de Venise, avec le Titien, le Tintoret et le Véronèse, jusqu’à celle de Bologne et des Caraches, ne sont que des expressions variées de l’influence de Michel-Ange sur des génies différens. Rubens lui doit une partie de son exubérance et de son audace. Il n’est pas de nature si originale qui n’ait subi cette action puissante. Que le public se rassure donc sur le sort de notre école moderne, qui tient si peu de place après toutes ces écoles magnifiques. Maîtres et disciples peuvent, sans rougir, et sur le même rang, se placer à la suite de ce cortége imposant des plus grandes lumières de la peinture. L’art ne sortira pas du cercle que Michel-Ange a tracé autour de lui. Du premier coup il l’a conduit jusqu’à la borne qu’il ne peut franchir. Après toutes les nouvelles déviations dans lesquelles l’art pourra se trouver entraîné par le caprice et le besoin du changement, le grand style du Florentin sera toujours comme un pôle vers lequel il faudra se tourner de nouveau pour retrouver la route de toute grandeur et de toute beauté. Nous devons donc encore une fois applaudir à la pensée qui a voulu doter l’école d’une reproduction du Jugement dernier, et aussi à la patiente énergie qu’il a fallu pour l’accomplissement de cette pensée si généreuse.


Eug. Delacroix.