Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 11.djvu/620

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
616
REVUE DES DEUX MONDES.

Les hommes qui montaient la chaloupe se dirigèrent vers la partie du rivage la plus voisine de l’entrée de la baie. Là, ils arrêtèrent leur embarcation. Quatre d’entre eux mirent pied à terre, portant sans beaucoup de précaution un corps étranger dont il était impossible de loin de deviner la forme, et qu’ils déposèrent à une quarantaine de pas du bord de la mer, dans un endroit que la marée ne pouvait atteindre ; puis, ils remontèrent dans leur chaloupe, regagnèrent le navire à force de rames, et, avant que les insulaires, revenus de leur terreur, fussent descendus sur le rivage pour voir quel pouvait être l’objet qu’on avait déposé dans leur île, le bâtiment avait remis à la voile et disparaissait au milieu des brumes de la nuit.

En approchant du corps informe qui avait été jeté sur la grève, nos compagnons furent effrayés d’entendre des gémissemens sourds partant d’un sac où se débattait violemment un être humain qu’on y avait renfermé. Quand la corde qui liait le sac fut déliée et le sac ouvert, un homme, jeune encore, en sortit en blasphémant et en maudissant le ciel, au lieu de le remercier. Il regarda avec fureur du côté de la mer où il supposait que le vaisseau qui l’avait apporté devait se trouver, et il sembla menacer du poing ceux qui l’avaient ainsi abandonné et qu’il ne pouvait plus découvrir. Nos amis qui venaient de le délivrer ne pouvaient comprendre son langage, mais il leur sembla qu’au lieu de leur rendre grâce pour le service qu’ils venaient de lui rendre, il leur reprochait, en les injuriant, de n’avoir pas fait main basse sur les auteurs de l’attentat dont il se prétendait victime. Ce ne fut qu’au bout de quelques jours, quand il commença à comprendre le langage des habitans de notre île, et à pouvoir se faire comprendre d’eux, qu’il leur raconta qu’il était originaire d’une grande île de l’ouest, qu’on appelait Irlande, et qu’il se nommait William Power ; il était, disait-il, contre-maître à bord d’un bâtiment de commerce qui se rendait à la Jamaïque. À peine sorti du port, l’équipage de ce bâtiment s’était révolté, avait tué le capitaine, qui avait tenté de s’opposer à la révolte, et l’avait déposé, lui, dans cette île, qui paraissait déserte.

Ce récit eût paru vraisemblable à des hommes moins simples que nos pauvres insulaires ; il ne faut donc pas s’étonner si ceux-ci ajoutèrent une foi aveugle aux paroles de Power, et si, au lieu de le regarder comme un criminel, dont ses compagnons avaient voulu se délivrer, d’une façon peu légale sans doute, ils l’accueillirent comme la victime d’un odieux complot.

Bien des mois s’écoulèrent sans qu’aucun bâtiment parût dans le voisinage de l’île, et sans qu’on eût des nouvelles de l’Europe. Power s’était facilement habitué à la vie rude des insulaires ; cette vie paraissait même lui plaire à cause de sa nouveauté et des loisirs libres qu’elle lui laissait. La chasse n’était pas pour lui un métier, mais un plaisir auquel il se livrait avec ardeur. Les dangers qui accompagnaient ce plaisir semblaient plaire surtout à son esprit aventureux et téméraire ; il y excella bientôt, et il n’était guère de rocher escarpé dans l’île qu’il n’eût exploré, et le long duquel il ne descen-