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mains malhabiles ; un homme distingué y trouve de quoi déployer sa sagacité et exercer son goût. Carrel y montra dès l’abord assez de qualités solides pour qu’en très peu de temps la ligne de démarcation s’effaçât par degrés entre le secrétaire et l’écrivain déjà consommé. Ce fut peu à peu un travail commun où les parts, naturellement très inégales dans les pages exquises et dans l’inspiration même de l’œuvre, l’étaient moins dans les accessoires et dans la rédaction générale. M. Thierry, avec cette forte modestie qui le distingue, aime à reconnaître tout ce que dut son dernier volume de l’Histoire de la conquête à la collaboration de Carrel. Non-seulement il trouvait profit à le consulter sur l’importance et le degré de certitude historique des faits, mais encore il lui demandait sa main pour quelques détails de style. Dans les récits de bataille, par exemple, le jeune officier pouvait avoir plus naturellement le mot propre ; M. Thierry, qui ne le trouvait que par l’instinct des bons écrivains, le lui demandait souvent et jamais en vain. Généralement, le tour ou le mot proposé par Carrel était simple, ferme, vrai. M. Thierry m’a même avoué avec beaucoup de grâce que Carrel lui avait quelquefois rendu le service de lui suggérer, à la place d’une expression affaiblie par trop d’usage, une expression plus directe, plus vive et plus rapprochée de son sens primitif.

Six mois se passèrent ainsi. Carrel n’avait pas encore pris la plume pour son compte. Un libraire étant venu demander à M. Thierry un résumé de l’histoire d’Écosse, celui-ci, qui suffisait à peine à ses immenses travaux, engagea Carrel à s’en charger. Carrel se mit au travail, et fit, avec les idées de l’Histoire de la conquête, un court et substantiel résumé, où M. Thierry dut mettre, pour les convenances du libraire, une introduction de sa main. L’ouvrage eut assez de succès pour que Carrel refusât désormais tout traitement. Il se croyait déjà trop payé par l’honneur de cette collaboration dans le premier ouvrage sorti de sa plume. M. Thierry n’y consentit pas d’abord ; mais Carrel insistant, il fut convenu qu’il recevrait le traitement durant trois mois encore, après quoi il serait libre.

Dans l’intervalle, la mère de Carrel avait fait un voyage à Paris. Les lettres de M. Thierry ne l’avaient pas rassurée. Cette modeste existence d’homme de lettres ne la tranquillisait point, et paraissait la flatter médiocrement. Elle avait besoin que M. Thierry lui renouvelât ses premières assurances, et se portât en quelque façon garant de l’aptitude littéraire et de l’avenir de son fils. Dans deux dîners qu’elle offrit à M. Thierry, elle l’interpella vivement sur ce sujet.