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Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 12.djvu/534

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réserve et de gravité dans l’occasion. Ce qui nous semblait étrange, c’est qu’avec les agrémens que le ciel lui avait départis, avec les succès brillans de son honorable carrière, il n’était point et n’avait jamais été un homme à bonnes fortunes. Il avait, disait-on, inspiré de grandes passions ; mais soit qu’il ne les eût point partagées, soit qu’il en eût enseveli le roman dans l’oubli d’une conscience généreuse, personne ne pouvait raconter l’issue délicate de ces épisodes mystérieux. De fait, il n’avait compromis aucune femme. Les plus opulentes et les plus illustres maisons de l’Italie et de l’Allemagne l’accueillaient avec empressement ; nulle part il n’avait porté le trouble et le scandale. Partout il jouissait d’une réputation de bonté, de loyauté, de sagesse irréprochable.

Pour nous artistes, ses amis et ses compagnons, il était bien aussi le meilleur et le plus estimable des hommes. Mais cette gaieté sereine, cette grâce bienveillante qu’il portait dans le commerce du monde, ne nous cachaient pas absolument un fonds de mélancolie et l’habitude d’un chagrin secret. Un soir, après souper, comme nous fumions le serraglio sous nos treilles embaumées de Sainte-Marguerite, l’abbé Panorio nous parlait de lui-même, et nous disait les poétiques élans et les combats héroïques de son propre cœur avec une candeur respectable et touchante. Lélio, gagné par cet exemple, et partageant notre effusion, pressé aussi un peu par les questions de l’abbé et les regards de Beppa, nous confessa enfin que l’art n’était pas la seule noble passion qu’il eût connue.

Ed io anchè ! s’écria-t-il avec un soupir ; et moi aussi j’ai aimé, j’ai combattu, j’ai triomphé !

— Avais-tu donc fait vœu de chasteté comme lui ? dit Beppa en souriant et en touchant le bras de l’abbé du bout de son éventail noir.

— Je n’ai jamais fait aucun vœu, répondit Lélio, mais j’ai toujours été impérieusement commandé par le sentiment naturel de la justice et de la vérité. Je n’ai jamais compris qu’on pût être vraiment heureux un seul jour en risquant toute la destinée d’autrui. Je vous raconterai, si vous le voulez, deux époques de ma vie où l’amour a joué le principal rôle, et vous comprendrez qu’il a pu m’en coûter un peu d’être, je ne dis pas un héros, mais un homme.

— Voilà un début bien grave, dit Beppa, et je crains que ton récit ne ressemble à une sonate française. Il te faut une introduction musicale, attends ! Est-ce là le ton qui te convient ? En même temps, elle tira de son luth quelques accords solennels et joua les premières mesures d’un andante maestoso de Dusseck.