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je fus obligé de camper dans les lieux les plus humides, les plus sombres et les plus fiévreux. L’air n’y pouvait circuler et s’y viciait, sans se renouveler jamais ; des eaux croupissantes, encombrées de branches mortes qu’y entraîne, chaque année, la violence des orages de la mauvaise mousson, exhalaient partout une odeur infecte, et la pourriture de toutes les feuilles tombées occasionnait une puanteur méphitique dans la contrée entièrement boisée. Les bambous réunis en grosse gerbe et s’élevant à une hauteur incroyable ; les tecks (theka grandis L.), qui remplacent nos chênes et leur ressemblent pour la beauté, remplissent de vastes forêts vierges, où la végétation surabondante reste étouffée dans des fourrés impénétrables. Parfois de vieux tecks, complètement blanchis par l’âge, déracinés et arrêtés à moitié dans leur chute par d’autres arbres, témoignaient que la hache n’a jamais pénétré en ces lieux sauvages ; et c’est à peine si mon palanquin, fréquemment accroché aux branches, pouvait avancer dans l’étroit passage de la route.

L’empreinte profonde des pas de bœufs et d’éléphans employés aux transports des caravanes, sert cependant à frayer le chemin, tandis qu’un torrent, le Cabulay, guide le voyageur dans les gorges qu’il suit à travers les Ghates. Le terrain, dans quelques fondrières, était encore si détrempé, si boueux, que mes Indiens y enfonçaient jusqu’aux genoux. Nous éprouvâmes d’assez grandes difficultés à nous faire jour dans ces régions sombres et couvertes. De rares vallons, de fort peu d’étendue, ne nous permettaient qu’à de longs intervalles de retrouver le soleil caché sous le feuillage épais des forêts ; chacun de ces petits vallons était toujours dominé par plusieurs huttes établies tout autour, sur des arbres. Là se logeaient de pauvres Indiens tout nus, chargés de veiller la nuit sur les champs et de battre le tamtam pour empêcher les bêtes féroces de ravager, en peu d’heures, le travail de toute une année.

Jusqu’alors je n’avais eu de précautions à prendre dans mon voyage que contre les voleurs qui vous assassinent, s’ils peuvent vous surprendre sans défense et surtout sans armes à feu. Aussi, dans la plupart des villages peu sûrs où l’on doit passer la nuit, l’usage est-il de tirer un ou deux coups de fusil qui avertissent qu’on est sur ses gardes ; et pour peu que le village soit pourvu d’autorités régulières, un homme de la police doit battre le tamtam d’heure en heure, pour prouver qu’on veille.

Ici, les ennemis que je rencontrais devenaient plus nombreux et plus sérieux ; c’étaient à peu près tous les hôtes de la forêt, et, en première ligne, les éléphans. On prétend que, réunis habituellement par bandes et accouplés, ils sont pacifiques, et ne font aucun mal dès qu’on leur cède le pas. Mais si l’animal est seul, privé de sa femelle et par suite chassé de sa caste comme un pariah (les Anglais l’appellent l’éléphant hors caste),