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quel œil peut s’arrêter sans souffrance sur son tableau de l’Enfant prodigue ! Lumière, couleur, effet, M. Boulanger a tout prodigué sur cette toile, et comme il a voulu rendre chaque détail brillant, chaque accessoire vif et intéressant, il n’est arrivé qu’à une sorte de papillotage splendide. Nous engageons fort M. Clément Boulanger à baisser de ton sa gamme, qui est assourdissante. Tant de tapage n’est pas supportable dans un aussi petit espace ; on dirait un finale de Rossini joué à grand orchestre dans un boudoir. M. Durupt peint le moyen-âge en classique rallié, c’est-à-dire avec sagesse et froideur. Le Gonzalve de Cordoue, de M. Madrazo, nous donne une idée de la peinture espagnole moderne ; le coloris en est meilleur que le dessin. Le Rembrandt, de M. de Haussy, a bien les doigts crochus et l’œil avide d’un avare ; mais l’aspect de ce tableau n’est pas assez rembranesque : c’est une scène d’avarice féroce coquettement traitée. M. E. Devéria est plus vénitien et plus coloriste que jamais dans sa Clotilde et sa Bataille de Marsaille. Ce dernier tableau n’est qu’une fort belle ébauche ; six mois d’atelier en feraient un bon ouvrage. Les portraits que M. Devéria a exposés ne sont pas tous également heureux ; celui d’un enfant tout rose, aux jambes lilas, accroupi dans un grand fauteuil, rappelle Lawrence moins la pensée. MM. Picot et Mausaisse n’ont ni reculé, ni avancé ; je me trompe, j’aime mieux la Psyché de M. Picot que sa Prise de Calais. La Diane de Poitiers de M. Cibot est le nec plus ultra du genre naïf enfantin ; elle a pour rivale la Veuve de messire Guy de Laroche-Guyon, de Mlle Clotilde Gérard, laquelle veuve, nous dit le livret, mue d’un noble couraige, aima mieux s’en aller desnuée et ses enfans, que oy mestre és-mains des anciens ennemis du royaume. Mlle Clotilde Gérard a plus de talent qu’elle n’en veut montrer. Cette année elle a découpé, dans de vieux manuscrits, de petites enluminures bien sèches, bien naïves, qu’elle a collées les unes à côté des autres sur sa toile, et elle en a fait un fort amusant pastiche. Que Mlle Gérard renonce à cette peinture de missel. Son talent promet tant que nous avons droit de beaucoup exiger.

III.

Je ne sais quel peintre du dernier siècle disait à Diderot, dans un moment de franchise : — Savez-vous pourquoi, nous autres peintres d’histoire, nous ne faisons pas le portrait ? C’est que cela est trop difficile. — Nos artistes n’en disent point autant, ils doutent moins d’eux-mêmes, et il n’est pas jusqu’aux peintres d’histoire qui ne se hasardent à peindre des portraits. Les deux tiers des tableaux exposés chaque année sont donc des portraits : portraits de famille au grand complet, portraits en pied, en buste, assis, debout, couchés, sous tous les aspects, dans toutes les situations, et de toutes les dimensions possibles. Est-ce un signe de la fécondité de l’école qui verse de ce côté son trop plein ? Ne serait-ce pas plutôt un indice de décadence ? Un art qui débute ou qui s’en va, disent certains critiques, a recours à son principe pour se soutenir : la médecine à l’empirisme, la peinture au portrait. Nous