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soit, méprisant les lois de la société, et bravant ouvertement les convenances et l’étiquette du monde. Shelton méprise les hommes ; mais il respecte le monde, ses habitudes, ses allures ; il respecte surtout le jugement de ceux qui le dirigent. Avant de déshonorer Clarisse, Lovelace perdait une autre femme ; Shelton, avant de poursuivre Angelica, s’amusait à mener un club sans vouloir même accepter ostensiblement le mérite de la direction. Le premier besoin de Shelton, c’est de dominer par son intelligence non-seulement les individus, mais encore les positions de la vie les plus compliquées : Shelton est plus près d’un ambitieux que d’un débauché. C’est un joueur de marionnettes, aimant à tenir des fils, les fils d’un pantin ou d’une femme, d’une intrigue politique ou d’un complot de société : ôtez les femmes du roman de Richardson, et le caractère de Lovelace est impossible ; ôtez les femmes de celui dont nous parlons, et le caractère de Shelton est toujours possible. Shelton est l’homme du monde, mais l’homme du monde avec l’orgueil de Satan. Il serait fort honorable pour un auteur qui débute, qu’on pût se rappeler, à l’aspect de son personnage principal, celui de Richardson ; car la création du romancier anglais est peut-être une des plus fortes et des plus épiques qui soient jamais sorties du cerveau d’un écrivain. Cependant nous croyons les différences que nous avons exprimées plus haut assez profondes pour que l’on ne conteste pas au baronnet Shelton son originalité.

Si le caractère de l’orgueilleux exigeait dans la main qui le traçait de la fermeté, celui d’Angelica demandait de la grace et de la souplesse. Soit à cause de sa modestie, soit à cause de sa position pénible vis-à-vis d’un ennemi fort et puissant, il était difficile de lui imprimer autant de relief que l’on en peut donner aux gens d’action. Pleine de pudeur et de fierté, elle est de la nature des sensitives, qui se retirent au moindre contact qui les rebute. Frêle et délicate de corps, elle retomberait aisément dans la catégorie des femmes douces et passives que l’on rencontre dans tant de romans, n’était ce goût prononcé de l’élégance qui se manifeste en elle dès le premier âge, qui lui fait donner ironiquement par sa famille de bons fermiers, le surnom de princesse, et qui, la poussant vers le grand monde, contribue, indirectement il est vrai, à lui attirer les malheurs dont elle est plus tard accablée. Néanmoins ce penchant naturel à aimer le comme il faut dans les choses et dans les personnes n’étouffe pas en elle la sensibilité et les élans du cœur. Ainsi, dans son combat de générosité avec Reynolds, lorsqu’elle vient restituer à ce peintre la commande de tableaux qui lui était due, et qui lui avait été enlevée par une insigne rouerie, la noblesse de son ame, la pureté de ses sentimens éclatant à demi-mots sur ses lèvres, vous émeuvent et vous mènent presque à l’attendrissement. Bien que la vue de Shelton l’épouvante après l’infâme violence qu’il a voulu exercer sur elle, bien qu’elle tremble devant lui comme une biche craintive à l’aspect du tigre, l’hypocrite s’humiliant, lui déclarant ses peines, lui contant la douleur qu’il a de la voir passer aux bras d’un autre, Shelton lui arrache encore des soupirs d’intérêt et de compassion. Enfin, lorsque, se croyant trompée aussi in-