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Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 14.djvu/740

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REVUE DES DEUX MONDES.

vienne de ses anciennes passions. Voyez-le ! A-t-il jamais joué avec plus d’âpreté ?

— Et l’on dit que, depuis le commencement de l’hiver, il joue ainsi.

— C’est la première fois, quant à moi, dit une dame, que je le vois jouer depuis son retour de Morée.

— Il ne joue jamais, reprit-on, en présence du Péloponésiaque (c’était le nom qu’on donnait alors au grand Morosini en l’honneur de sa troisième campagne contre les Turcs, la plus féconde et la plus glorieuse de toutes) ; mais on assure qu’en l’absence du respectable oncle, il se conduit comme un méchant écolier. Sans qu’il y paraisse, il a perdu déjà des sommes immenses. Cet homme est un gouffre.

— Il faut qu’il gagne au moins autant qu’il perd, car je sais de source certaine qu’il avait perdu presque en entier la dot de sa femme, et qu’à son retour de Corfou, au printemps dernier, il arriva chez lui juste au moment où les usuriers auxquels il avait eu affaire, ayant appris la mort de Monna Giovanna, s’abattaient comme une volée de corbeaux sur son palais, et procédaient à l’estimation de ses meubles et de ses tableaux. Orio les traita de l’air indigné et du ton superbe d’un homme qui a de l’argent. Il chassa lestement cette vermine, et trois jours après on assure qu’ils étaient tous à plat ventre devant lui, parce qu’il avait tout payé, intérêts et capitaux.

— Eh bien ! je vous réponds, moi, qu’ils auront leur revanche, et qu’avant peu Orio invitera quelques-uns de ces vénérables Israélites à déjeuner avec lui, sans façon, dans ses petits appartemens. Quand on voit deux dés dans la main de Soranzo, on peut dire que la digue est ouverte, et que l’Adriatique va couler à pleins bords dans ses coffres et sur ses domaines.

— Pauvre Orio ! dit la dame. Comment avoir le courage de le blâmer ? Il cherche ses distractions où il peut. Il est si malheureux !

— Il est à remarquer, dit avec dépit un jeune homme, que messer Orio n’a jamais joui plus pleinement du privilége d’intéresser les femmes. Il semble qu’elles le chérissent toutes, depuis qu’il ne s’occupe plus d’elles.

— Sait-on bien s’il ne s’en occupe plus ? reprit la signora avec un air de charmante coquetterie.

— Vous vous vantez, madame, dit l’amant raillé : Orio a dit adieu aux vanités de ce monde. Il ne cherche plus la gloire dans l’amour, mais le plaisir dans l’ombre. Si les hommes ne se devaient entre eux le