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l’obéissance militaire. M. Ranke a esquissé un rapprochement ingénieux entre Loyola et Luther. Il montre Luther devant ses doctrines à l’étude des Écritures ; Loyola, au contraire, puisant ses inspirations dans une vie tout intuitive et dans des émotions personnelles. L’historien aurait pu pousser plus loin, et reconnaître, dans cette opposition, la cause de la fécondité de la réforme et de la stérilité du jésuitisme. Luther interrogeant les Écritures et cherchant la vérité dans leur libre et respectueuse interprétation, était d’accord avec les dispositions de l’esprit humain, qui commençait à se partager entre la science et la foi ; il y avait dans son ame quelque chose de puissant et de générateur qui préparait aussi les développemens des autres siècles. Mais les extases et les hallucinations de Loyola ne le conduisirent qu’à une défense fanatique du culte catholique ; les papes et la religion romaine durent à son entreprise un secours immédiat qui leur fut utile, mais ils n’en reçurent aucun principe de force et de régénération.

L’établissement des jésuites fut moins une institution et un système qu’un expédient et un parti pris. Loyola lève une véritable armée spirituelle, composée d’hommes d’élite, façonnés pour travailler à un but qu’il ne s’agit ni de discuter, ni de modifier. L’obéissance sera donc considérée comme la première de toutes les vertus, parce qu’elle est estimée le plus puissant des mobiles ; elle prendra la place de toutes les relations humaines dans la société nouvelle ; elle sera pratiquée d’une manière absolue, sans aucun égard à l’objet auquel elle s’applique. Pour le jésuite, il n’y aura plus de famille, plus de secrets, plus d’amitiés ; une confession générale livre à ses supérieurs la connaissance de ses faiblesses, de ses défauts, de ses plus intimes pensées ; la société veut posséder l’homme tout entier, parce qu’elle se servira de tous ses penchans, de ses vices comme de ses vertus.

Rencontre bizarre ! Ce plan machiavélique avait été conçu par l’homme le plus sincère dans les mystiques ardeurs de sa piété. Le fanatisme extrême peut aboutir à des résultats non moins immoraux que ceux de la rouerie la plus raffinée. Comme il fait d’un but unique son idole, son dieu, il lui sacrifie tout, sans examen comme sans scrupule ; il croit anoblir et purifier tout ce qu’il lui consacre, la fin justifie les moyens, et il se trouve que ceux qui ne croient qu’à une chose agissent absolument comme ceux qui ne croient à rien.

Au moment où la milice de Loyola commençait à s’organiser, le concile de Trente s’ouvrait. Ici encore nous voyons les développe-