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parvint ni à le vaincre ni même à l’égaler. L’hellénisme, en effet, est bien loin d’offrir la franchise et la grandeur panthéistique des religions de l’Inde. C’est une belle fable que celle de l’arbre de vie dont il est parlé dans le Boun-Dehesch : « Arbre formé de deux corps humains, homme et femme… arbre qui crut en hauteur, portant pour fruit dix espèces d’hommes…[1] » Les opinions indécises de la Grèce sur la création, ne sont qu’un moyen terme fort timide entre le naturalisme de l’Orient et le système du dieu créateur de la Genèse.

À mon avis, ce vague était très favorable à M. Quinet. Il en résultait pour lui une liberté complète de prendre pour base et point de départ de son poème l’hypothèse qui convenait le mieux à son dessein ; cette hypothèse devait être assez compréhensive pour rendre au moins poétiquement vraisemblable la fusion des deux théologies païenne et chrétienne. Il devait donc, ce me semble, rejeter bien loin la fable peu sérieuse qui attribue au fils de Japet la formation des statues d’argile, devenues plus tard des hommes. Cette hypothèse mesquine, qui ne se trouve dans aucun auteur un peu ancien, mais seulement dans Apollodore[2], dans Pausanias[3], dans Ovide[4] et dans quelques mythologues plus récens[5], ne pouvait être la base d’un poème pagano-chrétien. Assigner à Prométhée l’origine du genre humain répugne au but que le poète se propose ; car entre l’homme créé par le caprice d’un titan, ou, si vous le voulez, d’un ange déchu, et l’homme racheté sur le Calvaire par le fils de Dieu, il y a un abîme infranchissable, une impossibilité que ne peut admettre le lecteur le plus disposé à se plier aux fantaisies du poète. M. Quinet paraît avoir pressenti cette objection. Il intitule simplement sa première partie : Prométhée inventeur du feu ; de plus, il prend pour épigraphe ces belles paroles de Lactance : « Les païens racontent que Prométhée a fait l’homme d’argile ; ce n’est pas sur la chose qu’ils se trompent, c’est sur le nom de l’ouvrier. » Mais, pour se replacer dans la vérité, il ne suffit pas d’un titre et d’une épigraphe.

Toutefois, ce faux point de départ admis, il est juste de reconnaître que M. Quinet a fait jaillir de cette donnée de grandes beautés de détail et d’admirables vers. On peut en juger par ce morceau, où

  1. Anquetil du Perron, Zend-Avesta, tom. II, pag. 376.
  2. Apollod., Bibl., lib. I, cap. VII.
  3. Pausan., lib. X, cap. IV.
  4. Ovid., Metam., lib. I, v. 82, seq.
  5. Hygin., Fab. 142. — Fulgent., Myth., lib. II, cap. IX. — Lucian., Prometh. Sive Causas. — id., Dialog. Deor., I. — Strabon de Sardes (Antholog., II, 373) dit que Prométhée fut puni pour avoir créé l’homme à l’image des dieux, et surtout pour lui avoir donné de la barbe.