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Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 15.djvu/78

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REVUE DES DEUX MONDES.

jour ne vienne à moi aussi ! Mon jour ! Hélas ! sortirai-je de cette nuit horrible qui s’est étendue sur moi ? Voyons ! que faire ? Ah ! la force m’a manqué au moment où j’en avais besoin ! Je n’ai pas été inspiré lorsqu’une vive résolution eût pu me sauver. Il fallait, dès que mon ennemi est entré dans cette galerie Memmo, feindre de le prendre pour un démon, m’élancer sur lui, lui enfoncer mon poignard dans la poitrine… Cet homme ne doit pas être difficile à tuer ; il a reçu tant de coups déjà ! — Et puis, j’aurais joué la folie ; on m’eût soigné comme on a déjà fait, on m’eût plaint. J’aurais eu des remords ; j’aurais fait dire des messes pour son ame, et j’en aurais été quitte pour perdre les bonnes graces de la petite fille… Mais n’est-il pas encore possible d’agir ainsi ?… Oui, demain, pourquoi pas ? J’irai à ce rendez-vous. J’irai en jouant la fureur ; je le provoquerai, je l’accuserai de quelque infamie… Je dirai à Morosini qu’il avait séduit… non, qu’il avait violé sa nièce ; que je l’avais chassé honteusement, et que par vengeance il a inventé ce tissu de mensonges… Je lui dirai de telles injures, je lui ferai de telles menaces… D’ailleurs je lui cracherai au visage… Alors il faudra bien qu’il mette la main sur son épée… Une fois là, il est perdu ; avant qu’il l’ait tirée du fourreau, la mienne sera dans sa gorge… Et puis je me jetterai par terre en écumant, je m’arracherai les cheveux, je serai fou. Le pis qui puisse m’arriver, c’est d’être envoyé en exil pour quatorze ans ; on sait ce que valent les quatorze années d’exil d’un patricien. L’année suivante on a besoin de lui, on le rappelle… Naam avait raison… Oui, voilà ce que je ferai… Mais si Ezzelin a déjà parlé à sa tante et à sa sœur, si elles se portent mes accusatrices ! Oh ! oui ! Mais quelles preuves !… D’ailleurs il sera toujours temps de fuir. Si je ne puis emporter tout mon or, j’irai trouver les pirates, j’organiserai une flibuste sur un tout autre pied. Je ferai une magnifique fortune en peu d’années, et j’irai, sous un nom supposé, la manger à Cordoue ou à Séville, des villes de plaisir, dit-on. L’argent n’est-il pas le roi du monde ?… Allons, décidément le docteur a sagement agi en me faisant dormir. Ce sommeil m’a retrempé ; il m’a rendu toute mon énergie, toutes mes espérances !

Orio se parlait ainsi à lui-même dans un accès d’énergie fébrile. Ses yeux étaient fixes et brillans, ses lèvres pâles et tremblantes, ses mains contractées sur ses genoux maigres et nus. Le plus bel homme de Venise était hideux, ainsi absorbé dans ses méchantes intentions et ses lâches calculs.

Tandis qu’il devisait de la sorte, une petite porte que recouvrait